Charité bien ordonnée.
L'histoire du Monde est un Livre imprécis qu'il faut lire avec émotion. Dimitri. Le Voyage. Albin Michel 2003.
Je viens de lire "Moby Dick", adapté par l'illustrateur Anton Lomaev, qui est sorti le 4 octobre aux éditions Sarbacane. Tout y est immense : la taille du livre, des illustrations, des cachalots!, l'originalité du choix et du contenu du texte, comme celui des gigantesques et magnifiques illustrations. Mais ce qui m'a frappé plus que tout dans le travail de ce biélorusse de St Pétersbourg, c'est la nature du regard qu'il porte sur un tel récit. A mes yeux, une approche slave s'il en est.
Chaque illustration exprime une empathie pour son sujet, aussi sombre celui - ci puisse t - il être, implique plusieurs niveaux de lecture, associe "explicite" et "corps subtil(s)"....
L'Auteur, pour la première fois à ma connaissance depuis Melville, place avec ostentation sous miroir grossissant des étapes clés du récit, ordinairement négligées et incomprises, et que je me suis attaché à mettre en exergue sur ce blog depuis février dernier.
1. Le jet fantôme - Funérailles / Le Sphinx - Le Pequod rencontre le Jungfrau. Pour rappel :
"Le jet fantôme", ou l'effet chaudron. "Eclairé par la lune, il paraissait céleste, et semblait quelque dieu empanaché et étincelant surgissant de la mer." A la lumière lunaire ou stellaire selon les cas, le jet mystérieux "paraissait nous attirer toujours plus loin." "Pendant un moment, il régna, aussi, une sorte de crainte accompagnant cette apparition fugitive, comme si perfidement elle nous faisait signe de continuer, afin que le monstre tournât autour de nous et enfin nous abimât dans les mers les plus reculées et les plus désolées." Ceci est typique de "l'effet chaudron", manoeuvre d'enveloppement après avoir attiré l'ennemi, y compris par une force très inférieure en nombre et en moyens, mais regorgeant de vitalité, d'intelligence, de courage et d'imagination. Ainsi agirent avec plein succès le coréen Yi Sun - sin contre la flotte japonaise de 1592 à 1598, Mocha Dick contre l'armada baleinière en octobre 1842, des unités de 2 ou 3 combattants soviétiques dans les ruines de Stalingrad en 1943... Vertige... "Pendant des jours et des jours nous continuâmes à naviguer sur des mers si doucement fatigantes et désertes que tout l'espace, par contraste avec notre course de vengeance, paraissait se vider de vie au - devant de notre proue." Melville connaît la même situation lors de l'hiver 42 - 43 dans les mers du Sud, à bord du Charles & Henry en route vers le Japan Ground... Nuit et brouillard, les kodamas. "... le Pequod aux dents d'ivoire s'inclina devant la tempête, et déchira les vagues noires en sa folie, jusqu'à ce que, comme des averses de copeaux d'argent, les flocons d'écume s'envolassent au - dessus des bastingages". "Toute cette absence de vie"... ou plutôt une vie grouillante élusive? (15). Ignorance, aveuglement. Des oiseaux de mer se posent alors sur les haubans du navire, "et en dépit de nos clameurs, ils s'accrochaient longtemps au chanvre, comme s'ils croyaient que notre navire était inhabité et dérivait, lieu de désolation, et par conséquent perchoir idéal pour des heimatlos comme eux." Il apparaît que les oiseaux et l'équipage du Pequod évoluent dans des univers parallèles. Le Pequod est déjà détruit, et son équipage est déjà mort. Les oiseaux se comportent à l'égard du bateau comme vis à vis d'un cachalot dépecé :
"Funérailles" & "Le Sphinx". "Le corps blanc décortiqué du cachalot décapité luit comme un sépulcre de marbre... oiseaux braillards, dont les becs sont autant de poignards infligeant des insultes au cachalot... Le vaste fantôme blanc décapité s'éloigne de plus en plus du bateau et pour chaque mètre qui en flotte, il semble qu'il y ait des mètres carrés de requins et des mètres cubes d'oiseaux, faisant un bruit de mort." Et Fata Morgana est déjà là, bien avant de planer sur le Pequod : "Et ce n'est pas la fin. Profané comme il est, ce corps, un fantôme lui survit et plane au - dessus de lui pour effrayer." Ceci s'articule pleinement avec le calvaire du "Vieil Adam" ("Le Pequod rencontre le Jungfrau", ch.81). Et pourtant, dans ce royaume où il y a quelque chose de pourri, Achab est convaincu que "cette tête sur laquelle luit maintenant ce soleil là - haut, s'est déplacée parmi les fondations de ce monde" et qu'elle en a "assez vu pour faire éclater les planètes et faire d'Abraham un incroyant"... Dans "Le Voyage", Dimitri fait dialoguer Pythéas avec un cachalot, bien vivant celui - là... Lecture "impossible". Auparavant, Ishmael était déjà resté interdit devant la peau du cachalot recouverte de véritables hiéroglyphes. prenant comme comparaison les monuments des mount builders du Mississippi, il rendait les armes : "Comme pour ces rocs mystérieux, aussi, le cachalot porteur de ces marques reste indéchiffrable ("La couverture", ch. 68).
"Le Pequod rencontre le Jungfrau". Une lune de Midi dans les ténèbres glaciales. Chapitre en puissante connection avec le paragraphe précédent. Le "Vieil Adam", grand mâle épuisé par les ans, manchot, aveugle avec disparition complète de la structure oculaire, recouvert de tâches jaunâtres, couvert d'abcès purulents dont l'un provoqué par une pointe de lance en pierre précolombienne, se fait massacrer (dans le chapitre 81), de la façon la plus barbare, cruelle et ignominieuse qui soit, pour un résultat nul. Il exprime toute la Cétacéanité souffrante, torturée par l'un des officiers de bord, Flask, qui prend un malin plaisir à faire éclater son abcès principal à coups de harpon,et ce malgré les appels à la modération de Starbuck. De petite taille, gauche, "d'une bétise pénétrante" selon les mots de l'auteur, Flask bout d'une haine structurelle et principielle à l'endroit de tout cétacé... Finalement attaché au navire, le martyr sombre et commence à entraîner celui - ci avec lui. L'équipage doit rompre les liens et laisser s'enfoncer la proie.
Le tableau d'ensemble est celui du maelström nauséabond de la Bétise et de la Méchanceté triomphantes, déjà illustré dans un contexte voisin un siècle auparavant par Georg Wilhelm Steller à propos du massacre ignominieux des rhytines géantes...
Le vieil Adam annonce aussi, étrangement, ce vieux mâle blanc cacochyme et agonisant, aussi grand qu'une baleine bleue, édenté et borgne, achevé sans combat * au large du Brésil 8 ans APRES la publication de l'ouvrage, que d'aucuns identifieront alors comme "Mocha Dick", alors que sa taille était de 60% supérieure à celui - ci, et qu'il appartenait vraisemblablement au "groupe açorien"...
On constate la présence d'une lune bleue énigmatique : "Comme les trois baleinières restaient là sur [la mer] ondulant faiblement, regardant [et] sa lune éternellement bleue, et comme pas un seul grognement ou cri d'aucune sorte, pas même une ride ou une bulle ne montait des profondeurs, [quel terrien aurait pensé que sous tout ce calme et cette placidité, le plus grand monstre des mers se tordait et se débattait mortellement ?] Mère - Océan éplorée ? Tombe et Matrice de l'Âme ? Déesse de la Vengeance ?
2. L'arrivée dans le Pacifique et la préparation de l'Arme absolue : complexité et puissance magique du harpon commandé au forgeron Perth par Achab (véritable bombe atomique conçue avant d'aborder le "Japan Ground" ou le capitaine pense trouver son adversaire)...
... Et les trois jours de chasse, réintitulés en un seul avec une grande intelligence géopolitique : " La course à l'abîme".
Parenthèses sur "une culture, un regard" avant conclusion. Rappelons simplement ici que :
1. LE POISSON - BALEINE SLAVE. En mer d'Azov, ce "poisson géant" transporte sur son dos la communauté slave archétypale (voir "Retour dans la Mère Patrie" mis en ligne le 24 mars 2016). Et dans les représentations des anciens scandinaves, certaines baleines sont grandes comme des îles et leur dos est végétalisé, d'autres protègent les navires (voir "Culture glaciaire" mis en ligne le 1er mai 2017).

2. La découverte d'un troupeau de 6 rhytines de Steller par un baleinier russe, le Buran, en 1962, près de 200 ans après leur extinction supposée...
Buran Whaleship, the discovery of the Gam (about 6 individuals feeding in a lagoon free of ice into which a small river entered). In the lagoon there were large quantities of giant kelp and other algae. One animal observed again on the following day . It was the unanimous opinion of the observers, many of whom had worked long years in the whaling and marine mammal industries of the Far East, that the animals encountered did not belong to any of the known cetaceans or pinnipeds : the skin was dark, the head relatively small and sharply set off from the trunk, the upper lip appeared to be split and overhung the lower one (it is possible however that this impression was created by dense vibrissae); the animal’s tail surprised the observers because it was bordered by a filamentous fringe [razmochalennoĭ bakhromoĭ, okaĭmliavsheĭ ego]. The animals swam slowly, periodically dived for a short time and then reappeared, rising some distance out of the water. The group formed a compact school probably consisting of animals of different ages (in size from 6 to 8 m), swimming in one direction from the coast. ). Reports of the occurrence of animals whose descriptions resemble Steller’s sea cow have been received periodically in recent years (before 1962) at the Pacific Research Institute for Marine Fisheries and Oceanography (TINRO), from fishermen who were local inhabitants of the North Kuril Islands, of the east coast of Kamchatka, and of Chukotka, but no great importance has been attached to them. However, in the light of the observations of the whale-catcher Buran, all these reports deserve close scrutiny.
In the mid 20th Century a harpooner reported regularly seeing 32 foot long, finless animals not far from Bering Island in July, several years in succession.
Another interesting fact is that the character of the region where the Buran encountered these unknown animals is extremely like that of the situations where sea cows used to live. We may again quote Krasheninnikov, to the effect that these animals live “in quiet bays of the sea, especially around the mouths of rivers.” And of course the region of the encounter, as indicated above, does not freeze up in winter.
CONCLUSION : L'ultime illustration du Livre, placée en écho et réponse à l'épilogue, est un portrait de Tante Charité, soeur de l'abominable Bildad, et que Melville présente ainsi au chapitre 20 : "Vieille dame maigre à l'esprit résolu et infatigable, mais cependant ayant très bon coeur, qui semblait avoir décidé que, si cela dépendait d'elle, rien ne manquerait à bord du Pequod, une fois bien parti en mer. Un jour elle s'amenait avec un bocal de conserves au vinaigre pour l'office; un autre jour avec un bouquet de plumes pour le bureau du second, où il tenait son journal de bord ; une troisième fois avec un rouleau de flanelle pour les reins de qui souffrirait de rhumatisme. Jamais aucune femme ne mérita mieux son nom, qui était Charité, Tante Charité, comme tout le monde l'appelait. Et comme une soeur de charité cette charitable Tante Charité allait de-ci, de-là, prête à faire tout ce qui était en son pouvoir pour assurer sécurité, bien - être et consolation à tout l'équipage... Mais il était surprenant de voir cette excellente Quakeresse au grand coeur venir à bord, comme elle le fit le dernier jour, une longue louche à huile d'une main, et une lance à baleine encore plus longue de l'autre."
Anton Lomaev la présente assise, harpon dans une main, bocal de conserves dans l'autre, tête haute et regard d'une ineffable douceur. J'y ai trouvé une densité similaire à celle de certaines photos chargées d'émotion de la "photobiographie de Slobodan Despot...