Ceci fait suite à "The eye was in the shrine" mis en ligne le 29 octobre dernier, et à "Le début de la fin" mis en ligne avant-hier.
LE JAPON VA T-IL S'AUTO DETRUIRE? Le Japon entre dans les dernières années d'une crise systémique qui dure depuis la seconde moitié du XIXème siècle, pendant laquelle la psychologie collective a macéré dans une cuisine idéologique mal dosée ("Guerre et Paix", mis en ligne le 26 juillet 2015). Dans un drame shakespearien qui empreinte à la fois au roi Lear (la ruine par l'accumulation systématique des choix aberrants), à Richard III (la tentative de justification de l'insensibilité et la cruauté radicales), et à Macbeth (la folie induite par la terreur que soient découverts les mensonges, alors que ceux-ci le sont déjà), la communauté perd ses sens et son système immunitaire.

La parabole des aveugles. Brueghel l'Ancien. 1568.
Il y a 140 ans aujourd'hui, le Japon traditionnel s'est suicidé. Le 24 décembre 1878, les baleiniers du village de Taiji se lancent à la poursuite d'une baleine franche accompagnée de son petit, contre toutes les lois de la chasse, de la socialité et de la Vie. Partant à bord de nombreux petits bateaux, ils tuent la mère, mais sont dispersés par une tempête. Sur 258 intervenants, entre 111 et 130 périront noyés. Beaucoup d'autres, qui ont pu rejoindre des îlots ou des récifs çà et là, mettront jusqu'à trois mois pour rentrer chez eux. Le traumatisme collectif est immense. De nombreux survivants s'exilent, au Canada, aux Etats - Unis, au Mexique. L'endroit se transforme en ville fantôme pour deux décennies:
As the year of 1878 dragged into winter the beach-master or 'ami-moto' was getting desperate. At that time there were two hereditary leaders in Taiji. One was Taiji Kakuemon, who ran the business operations, and the other was his relative, Wada Kinemon, the advisory head. On December 24, 1878, after a bleak, poverty-ridden period of poor catches, a big female right whale and her calf were spotted by the lookouts. The triple black and white pennant was raised and the whalers momentarily relaxed, for the whalers knew that a female and her calf were not to be hunted. It was late afternoon, and for a successful hunt, a whale would have to be killed and secured before nightfall.
At the beach in front of the shrine of Asuka, the two leaders argued. Kakuemon insisted that the village needed a whale, and needed one before the New Year. Kinemon said no, it was not their custom to hunt a female with calf, and that it drew late, that bad things would befall them if they broke this rule.
Nevertheless, Kakuemon gave the order to hunt, and as the red signals went up and the conches blew from the lookouts, the surprised whalers jumped to their long sculling oars and the gaudy, sleek boats darted forward. The whale was enmeshed and harpooned, but she fought with great fury, and dragged the boats out to sea. Cold winds were blowing from the shore and the men became cold and exhausted. It got dark. By morning the fleet was scattered, and no matter how hard the men in the boats attempting to tow the whale struggled at their oars, the winds, current, cold and the sheer size of the whale was too much for them. Finally, in tears, they cut the whale loose. The storm grew worse.
Within a few days, the cream of the Taiji whalers, and the best of their boats, had been swept far out to sea and had died from exposure or drowning. Some drifted as far as the seven islands of Izu. Estimates of the death roll vary from 111 to 130 men killed. Only a handful survived.
Taiji Kakuemon, in his grief, gave his entire family estate to the bereaved families, and eventually left Taiji for good. The village was plunged into an awful depression, and many young men left for foreign shores, for Hawaii, California, Canada, Mexico. Many of the dances, skills and sea lore of the whalers died with those men who chased the taboo female, and although there were attempts over the next two decades to rebuild the net whaling fleet, they had small success. *
Depuis un quart de siècle, l'ouverture forcée des ports nippons aux baleiniers américains avait entraîné un déclin important des baleines franches du Japon, et les communauté côtières connaissent la disette. En échec face aux cachalots nippons (Première Guerre du Pacifique) les agresseurs yankees avaient dépeuplé les eaux japonaises de leurs grandes baleines à fanons. Le plan d'action était prêt en 1846 ("Taiji. Winds of change", http://luna.pos.to/whale/jwa_taiji.html). Les américains agiront de même avec les coréens ("le Royaume Ermite") en 1871 mais n'insisteront pas face à la réaction très ferme de ces derniers. Et c'est le Japon qui imposera un traité inégal à la Corée en 1876, avec l'ouverture obligatoire de trois ports au commerce japonais...
En 1906, le Japon entre dans l'ère de la Modernité, qui est aussi celle de l'oubli et du déni. La première station baleinière de conception occidentale, et dirigée par des norvégiens, est construite dans le port d'Ayukawahama (préfecture de Miyagi, dans le Nord-Est du pays). Et Yi Sun - sin, le valeureux résistant coréen, perd son statut de divinité protectrice de la flotte nippone (voir le détail dans "Eloge de la lenteur" mis en ligne le 21 décembre). La station d'Ayukawa a été détruite en 2011 par le tsunami qui a aussi entraîné la catastrophe nucléaire de Fukushime Daiishi.
One Taiji man, returning from the United States with learned skills as a gunsmith, developed a five barreled harpoon gun for hunting small whales. This gun, still used today in Taiji, was then developed to a three-barreled gun, and was found to be quite effective. The village survived.
In 1905 the Imperial Navy fought the Russian at the Battle of Tsushima, winning the greatest naval victory ever. Japan had become a mighty naval power, with iron-clad battle ships and impeccable naval discipline.
One small result of this battle was that Taiji got a small Russian warship, the 'Nikolai'. She was refitted, and a 90-millimeter Svenn Foyn whaling cannon was mounted on the bow. Three Norwegians, Larsen, Bungen and Olaf, came to live in Taiji and hunt the blue and fin whales. By now the Norwegian methods of whaling had spread all over the world. Indeed, their techniques had been very successfully employed at Senzaki since 1899. Taiji saw new life in whaling.
* http://isanatori.blogspot.com/2007/01/contempler-les-bateaux-des-chasseurs-de.html
C’est à 15 heures, le 24 décembre 1878 que cela s’est produit.
En haut du cap Tômyôzaki, un signal est lancé depuis le yamami qui sert de lieu de commandement à la chasse baleinière. En point de mire se trouve une grosse baleine franche accompagnée de son petit. Il pleut, le coucher du soleil est proche. En temps normal, les gens du "kujiragumi" ne prendraient pas la mer, mais leur vision des choses est brouillée. Les baleiniers américains et anglais chassent intensivement dans les eaux autour de l’archipel et les prises restent maigres pour les chasseurs japonais depuis le début de l’ère Meiji.
Les embarcations du kujiragumi de Taiji se lancent les unes après les autres dans la mer en ce début d’hiver, alors que le coucher du soleil se fait de plus en plus menaçant.
Les bateaux qui avaient pris les devants, déploient les filets. Les harpons sont lancés depuis les sekobune. Tout en affrontant la baleine qui se retourne sur elle-même, les embarcations sont petit à petit emportées vers la haute mer. Au bout de la nuit, l’animal a été achevé, mais la pluie et le vent sont violents. Avalés par de puissantes vagues, les bateaux se retrouvent dispersés.
Certains ont dérivé vers l’île de Kôzushima (îles Izu), distante de 300 kilomètres, et ont réussi à rentrer chez eux près de trois mois plus tard, mais de nombreux baleiniers ont péri du fait des vagues, de la faim ou du froid.
Il s’agit de la plus grande tragédie de l’histoire de la chasse à la baleine au Japon. On l’appelle le "naufrage de la grande baleine franche (ôsemi-nagare)", du nom de l’animal capturé.
Le kujiragumi a été anéanti. Cependant, "on ne sait pourquoi, aucun document faisant état des morts et des disparus n’existe", raconte l’historien local Horihashi Hiroshi (87 ans). Selon ses recherches, il estime que la flottille était composée d’une vingtaine de bateaux à bord desquels se trouvaient 258 personnes et qu’au minimum 119 ont trouvé la mort lors du naufrage. Les chiffres réels sont encore inconnus aujourd’hui.
On peut imaginer quelle a été la détresse provoquée par cette tragédie à Taiji. Sans doute parce qu’ils ne pouvaient supporter l’idée de rester, les rescapés du naufrage sont partis les uns après les autres chercher une nouvelle vie en Amérique. Par ailleurs, la mise en garde "une baleine franche accompagnée de son petit, même pas en rêve !", a fait son apparition à Taiji. Les gens pensent que c’est parce qu’ils ont pourchassé la baleine et son petit, que les baleiniers ont fait naufrage.
M. Horihashi estime que les habitants de Taiji ont ressenti une douleur dont ils voulaient se défaire au point d’ériger la baleine et son petit en tabous. De même, le fait qu’il ne reste aucune trace écrite des naufragés, est probablement dû à leur volonté d’essayer d’oublier le cauchemar du naufrage de la grande baleine franche.

En ce sens, la décision du proconsul Douglas MacArthur de relancer l'industrie baleinière nippone à l'automne 1945 a une double signification. Il s'agit explicitement de sauver des millions de japonais d'une famine mortelle imminente, qui aurait potentiellement pu coûter à la population plus de pertes que la guerre elle- même, et implicitement, d'une forme de réparation de celle provoquée par la rapacité des baleiniers américains à partir de 1854. Les japonais sont aussi,dans ce contexte, des auxiliaires (bras armés) des américains dans une revanche génocidaire contre les cachalots du Pacifique Nord et de l'océan austral un siècle après la Première Guerre du Pacifique. DELENDA CACHALO... Mais il n'est pas exclu qu'à l'inverse, la psychologie collective nippone se libère dans ce "rituel d'éxêcration" (pratiqué par les égyptiens anciens sur l'hippopotame) déguisé, contre un cétacé en rapport plus que tout autre avec la culture américaine...
Comme l'indique Melville, dans "Moby-Dick" : Le cachalot mourant se tourne vers le soleil couchant, et tous les deux meurent de concert (ch. 116). "Et la mer noire se soulevait, et se soulevait encore, inlassablement, comme si ses immenses marées eussent été une conscience et que la grande âme du monde disait ainsi son angoisse et son remords d'avoir engendré une si lourde culpabilité et une si grande souffrance" (ch. 51).
Les japonais souhaitent reprendre la pêche commerciale des grands cétacés à partir de juillet 2019 dans leurs eaux côtières et leur zone économique exclusive. La pêche sera «limitée aux eaux territoriales et à la zone économique exclusive» du Japon, «en accord avec les quotas de prises calculés selon la méthode de la CBI afin de ne pas épuiser les ressources», a assuré le porte-parole du gouvernement, Yoshihide Suga.

Aujourd'hui,l'île "cuirassé", Gunkanjima, est visitée par les touristes étrangers sans que l'on informe ces derniers qu'il s'agit d'un ancien camp de concentration...

Et alors que Carlos Ghosn et son collaborateur américain Greg Kelly sont toujours maintenus captifs dans le cadre de l'affaire Renault- Nissan, pas un seul responsable de la TEPCO n'a été emprisonné ou gardé à vue une journée depuis "l'affaire" de Fukushima Daiichi qui empoisonne l'océan Pacifique depuis 2011 (Voir notamment l'article de Philip Hoare sur le sujet, extraits dans "Une révolution bleue" mis en ligne le 13 février 2017)...
Mais le pire n'est jamais sûr. E la Vie n'est pas seulement faite "de l'étoffe de nos rêves" comme l'a écrit Shakespeare, car elle a beaucoup plus d'imagination que nous...
Il a 20 000 ans, Hokkaïdo n'était pas séparé du continent asiatique, et abritait des tigres des neiges... A BIENTÔT...