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30 novembre 2020 1 30 /11 /novembre /2020 06:24

Musique et Beauté, Aveuglement et Surdité : Maelstrom et Carrousel des barils, cornes de brume des lointains...

 

Ceci fait suite à « Le Mirage de l'ESSEX, ou : une chronique de la nuit des temps » mis en ligne le 20 novembre dernier.

http://europe-tigre.over-blog.com/2020/11/le-mirage-de-l-essex-ou-une-chronique-de-la-nuit-des-temps.html

Les relations établies lors du dernier âge glaciaire entre cachalots et marins ont produit chez ces derniers des représentations qui ont perduré jusqu'à nos jours. A cette époque, tous connaissaient des changements culturels profonds, aussi bien les grands animaux marins que les nouveaux arrivants en terre américaine qu'étaient, sur la façade atlantique, des européens de culture solutréenne, et sur la côte Pacifique, des polynésiens...

Les représentations anciennes des marins germano-scandinaves sont certainement en résonance directe avec celles des communautés côtières de l'âge glaciaire. Pour ces populations, les baleines à fanon sont des géants plutôt pacifiques. A l'inverse, les cétacés à dents (en particulier les cachalots et les orques) sont fondamentalement méchants, sciemment cruels, assoiffés de sang humain, et prennent un malin plaisir à couler les navires mais aussi livrer une guerre impitoyable aux paisibles baleines à fanons. Leur chair est inconsommable. Si l'on s'avise de la faire bouillir pour la rendre comestible, elle disparaît purement et simplement du chaudron... Le grand rorqual bleu (steypireyður), lutte contre les Odontocètes sanguinaires, et dispose d'une puissance suffisante pour les repousser. A ce titre, ce géant ne doit être en aucune façon chassé ou blessé. Tuer l'un de ceux-ci fait s'abattre sur le meurtrier une terrible malédiction...

https://abookofcreatures.com/category/iceland/

 

Civilisation des Mégalithes : un culte du cachalot sur la façade atlantique de l'Europe? Voir à ce propos les travaux de Serge Cassen :

https://www.persee.fr/doc/galip_0016-4127_2007_num_49_1_2455

https://neolithiqueblog.wordpress.com/2016/03/22/lenigme-du-cachalot/

Et le Grand Menhir figurait-il un cachalot géant dont la peau aurait constitué un livre sacré ? (Melville et les cachalots-grimoires...)

https://www.programme-television.org/news-tv/L-empire-des-science-France-5-L-enigmatique-Menhir-de-Locmariaquer-4336558

Au Moyen-Âge, les régions d'Europe tempérée découvrent les légendes de l'Europe nordique, à l'époque de la christianisation de cette dernière.

Ceci transparaît dans les bestiaires, ou l'illustration des cartes.

Un ouvrage synthétique sur le sujet est rédigé au Moyen-Âge tardif par Olof Manson (Olaus Magnus), écrivain suédois catholique de la première moitié et du tout début de la deuxième moitié du XVIème siècle. En 1518-1519, il accomplit un voyage à Nidaros (Trondheim), dans les contrées les plus septentrionales et sauvages de la Suède, terres encore païennes où vivaient de petites communautés chrétiennes, et où il a pu recueillir l'expression des représentations des habitants sur leur environnement. Trente ans après, les souvenirs de ce voyage vont nourrir son œuvre, publiée en 1555 sous le titre : Historia de Gentibus Septentrionalibus, earumque diversis statibus, conditionibus, moribus, ritibus, superstitionibus, disciplinis, exercitiis, regimine, victu, bellis, structuris, instrumentis, ac mineris metallicis, & rebus mirabilibus, necnon universis penè animalibus in Septentrione degentibus, eorumque natura Romae

La version française paraîtra six ans plus tard, en 1561.

Bibliothèque Universitaire de l'Université de Caen, Novembre 2012

http://www.unicaen.fr/recherche/mrsh/sites/default/files/public/node/docs/Expo-Olaus-Magnus-juillet14.pdf

 

Parmi les nombreuses créatures décrites par les européens d'extrême-nord, au moins deux sont étroitement liées au cachalot.

 

1. Le Physeter ne ressemble pas au cachalot. C'est pourtant ce nom qui sera attribué scientifiquement et de façon définitive au grand cétacé (Physeter macrocephalus). En 1532 (soit près de trois décennies AVANT la parution de la version française du livre de Manson/Magnus, François Rabelais décrivait la capture d'un cachalot, qu'il nommait Physeter (Pantagruel, 1532)...

Et voici une scène de la bande dessinée de Dino Battaglia (1980) :

Pour les peuples des mers froides, l'animal est indisociable du maelstrom.

Dans « Moby-Dick », c'est un maelstrom qui absorbe le navire baleinier dans la scène finale, et non directement le cachalot blanc même s'il a provoqué cette issue (voir à ce sujet mon livre publié en juin dernier) :

Voici une représentation crédible du Physeter « Maelstrom » :

Sa gueule est structurée comme celle d'une lamproie ou d'une myxine, elle absorbe son environnement immédiat comme un maelstrom tourbillonnant :

 

Manson note par ailleurs que de puissants maelstroms* peuvent non seulement absorber des navires mais aussi des baleines, ce qui renforce encore la représentation d'un cachalot prédateur universel (une « bête qui mange le monde » en quelque sorte, comme le loup Fenrir des mythes nordiques)...

* Autre exemple d'association entre maelstrom et animal fantastique : le « maelstrom de la Vieille Truie », entre Deer Island au Nord (New Brunswick, Canada septentrional) et Moose Island au Sud (Eastport, Maine). Quand son vortex est au maximum de son activité tourbillonnante, le bruit est comparé à un grognement de cochon. Ses petits maelstroms satellites sont nommés les pourceaux.

 

2. Le Stökkull. Son nom signifie « sauteur », « bondisseur ».

Ses yeux sont recouverts par des oeillères de chair.

Il bondit entièrement hors de l'eau, et peut même survoler la terre ferme, montagnes comprises, tel le « Grand Fantôme encapuchonné » que voit Ishmael dans ses rêves de processions célestes de grands cétacés (« Moby-Dick », chapitre 1)...

De là, il traque les navires tel un oiseau de proies et fond sur eux**. Avec sa hure à la verticale, il pulvérise alors les navires et brise le dos des baleines à fanons.

Il ne faut surtout pas prononcer son nom pour éviter d'attirer son attention. A cette fin, les marins disposent d'une profusion de formules euphémistiques le concernant...

La christianisation des terres scandinaves enchasse le cachalot dans la nouvelle idéologie dominante : il est, comme tout un chacun, une créature de Dieu, dont il peut être un instrument pédagogique : Dieu-Pygmalion utilise les facultés du grand cétacé pour l'édification des hommes 

qui doivent faire avec les réalités de l'enseignement qui leur est imposé, même si ceux-ci négocient des adoucissements comme des élèves avec leur professeur.

En lui-même, l'animal n'est pas plus qu'un robot-auxiliaire, un Golem. Dans le Livre de Jonas, il est dit que, tout spécialement pour avaler celui-ci et le faire réfléchir pendant trois jours dans les entrailles du Monstre « L'Eternel prépara un grand poisson... ». Le père Mapple, dans son sermon sur le même sujet (« Moby-Dick », chapitre 9) met en évidence le fait que l'animal marin est une machine téléguidée, qui fonce en direction du navire qu'il a repéré à des centaines de kilomètres : « la ruée... au loin... la mâchoire grande ouverte ».

Et, dans le même ordre d'idée, il est admis qu'avant l'arrivée du christianisme, les déprédations du Stokkul étaient encore pires, car ses yeux étaient libres. Saint brendan aurait donc supplié Dieu d'intervenir pour amoindrir le malheur des hommes, et ce dernier ajoute les oeillères à l'animal, pour amoindrir l'efficacité destructrice de celui-ci... Dans le Livre de Job, il est dit que les yeux de Léviathan sont les paupières de l'Aurore...

Instrument de la volonté divine, l'animal est donc une « Brute épaisse » : a « Dumb Brute ». Dans le chapitre 36 de "Moby-Dick", Starbuck, dans une controverse avec Achab, reprend l'expression pour désigner le cachalot blanc héros du roman,  pour démontrer à Achab qu'il se trompe de cible, à tout le moins***... “Vengeance on a dumb brute!” cried Starbuck, “that simply smote thee from blindest instinct! Madness! To be enraged with a dumb thing, Captain Ahab, seems blasphemous.”

** Le stokkul a donc toujours l'initiative et vise sa proie avant que celle-ci puisse percevoir sa présence. Cette représentation des communautés pré et protohistoriques est peut-être en rapport avec le réseau à grande échelle des cachalots combattants qui s'exprima à plein régime au XIXème siècle contre les baleiniers américains...

 

*** Pourtant le cachalot blanc est l'inverse exact d' une brute sans cervelle "that simply smote thee from blindest instinct" : un stratège méthodique. Lui et son réseau constituent un Stokkul sans oeillères, qui surgit d'où on ne l'attend pas et frappe avec une précision chirurgicale. Le livre de Melville est à ce titre une véritable Révélation (« Apocalypse ») incomprise par ses contemporains non d'abord pour des raisons intellectuelles mais en premier lieu pour des motifs psychologiques. La formule "dumb thing" de Starbuck en dit long sur le niveau d'aveuglement collectif de toute une communauté... "Blindest instinct"...

A titre d'exemple concernant les idées fausses à la vie dure en raison de leur ancienneté, un album sur « Mocha Dick « , publié en 2014, est sous-titré : « The Legend and Fury ». Par contre, un « Mocha Dick, The True Story » pourrait avoir comme sous-titre « The Legend of Fury »...

Brian Heinz (Auteur), Randall Enos (illustrateur). 2014. Mocha Dick. The Legend and Fury. Creative Editions, 19 août 2014. 32 pages.

 

 Disruption à l'époque moderne : Prise du pouvoir divin de vive force. 

1. « Codes légendaires » mensongers (Kevin Hayes. 1999. Melville's folk roots. Kent State. University Press) contre Victoire effective des « Polar Bulls »...

Un « fourre tout » de Cachalots Combattants (Hayes 1999, chapitre : « Moby-Dick , Legend in the Making », page 77) : « Any whaleman worth his salt knew the legend of Mocha Dick, the Great White Whale. One contemporary remarqued that every « old Jack-tar » was familiar with the story in one form or another. Those who have not heard of Mocha Dick at least had heard of Fightin' Joe, New Zealand Jack, Old Tom, Shy Jack, Spotted Bob, Spotted Tom, Timor Tom, Ugly Tom, or one of the other legendary whales which the Nantucket whaleman had sighted, at least in his mind's eye, since the South Pacific whaling industry had begun.

Page 78 : Melville would synthesize many legends before he finished his new book. Two of the legendary whales he would mention – Morquan, a whale which cruised off the coast of Japan, and Don Miguel, a « Chilean whale, marked like an old tortoise with mystic hieroglyphics upon the back » _ are not mentioned in his printed sources. If there are not Melville's own invention, they may reflect legends he had heard in the forecastle during his days as a whaleman.

Codes légendaires, figures imposées (Hayes 1999, chapitre : « Moby-Dick , Legend in the Making », page 78) : «  The various legends share many motifs.

Archetypal appearance : noticeably larger than the average sperm whale, unique coloring or distinguishing marks : more often white than any other color, with also some others (less numerous) dark colored with other unusual features.

Panoceanic range : often sighted in places far from their normal cruising grounds.

Wizards : Many legends tell how the great whale evaded capture. Encountering a legendary whale brought bad luck, immediately or later. La malignité surnaturelle est en continuité avec les codes médiévaux, les vertus combattantes avec l'image de l'animal dans sa posture héroïque magnifiée à la Renaissance par Pierre-Paul Rubens (voir « Le vent reprend ses tours » mis en ligne le 30 mars 2020) :

http://europe-tigre.over-blog.com/2020/03/le-vent-reprend-ses-tours.html

Victory of brave captains, their honour and glory : Stories of legendary whales often involved a captain bound and determined to capture the whale. When an old whaling captain begins to tell « a marvelous yarn in relation to the capture of a white whale » in J. Ross Browne's Etchings of a whaling cruise**** for example, he makes it one episode in the life of a legendary captain.

Récits conventionnels sur la mort supposée des cachalots combattants claironnée sur tous les tons : Mocha Dick, or : the ambiguities.

Les cas de Timor Jack, New-Zealand Tom, Old Tom (nommé ultérieurement « Mocha Dick » par Jeremiah Reynolds), Le Balafré (nommé « Mocha Dick » par l'auteur de l'article du Chicago Tribune en 1892, en tout cas dans la version publiée de celui-ci).

 

Il n'y a, au fond, qu'une seule chose qui compte : vivre. Extrait d'un poème inuit.

 

Timor Jack, cachalot blanc du Triangle de Corail.

Affrontant résolument ses assaillants, invariablement avec succès, l'animal acquiert assez vite une aura d'invincibilité. Il n'est pas moins redouté par les baleiniers que ne l'étaient autrefois le Physeter-Maelstrom ou le Stokkul.

Les deux récits (Beale 1839, Bennett 1840) publiés évoquant sa mort ne datent celle-ci ni l'un ni l'autre. Ses modalités sont décrites selon deux versions différentes.

Beale indique que c'est en ayant disposé un baril à la ligne du harpon qui l'a touché et en même temps, distrait l'attention de l'animal entre plusieurs baleinières, qu'on parvint à en venir à bout. Les anciens scandinaves considéraient que le terrible Physeter-Maelstrom avait la peau trop dure pour qu'un harpon puisse le blesser. Confronté au monstre, il était recommandé de jeter des barils ou des bateaux de petite taille devant lui pour distraire son attention.

Bennett, pour sa part, donne la version suivante : on a jeté devant son museau des barils pour le déconcentrer, mais çà n'a pas vraiment marché, parce qu'il a fallu un combat particulièrement rude avant de venir à bout de lui, pendant lequel il a encore eu le temps de briser une baleinière avec sa mâchoire. Les anciens scandinaves estimaient que la meilleure formule pour échapper à un Stokkul était de le distraire avec un baril vide contre lequel il allait s'acharner jusqu'à épuisement. Même un chapeau pouvait faire l'affaire, comme les pêcheurs d'Eyjafirth en avaient fait l'expérience.

Beale (Thomas). 1839. The natural history of the sperm whale & South sea whaling voyage.

http://mysite.du.edu/~ttyler/ploughboy/bealenew.htm

 

Bennett (Frederick Debell). 1840. Narrative of a whaling voyage round the world through 1833 to 1836. Volume II. Richard Bentley, London.

https://archive.org/details/narrativeofwhali02bennrich/page/n9

New-Zealand Tom, cachalot à bosse blanche.

Bennett ne dit presque rien à propos de cet animal, indiquant simplement qu'il était célèbre pour ses ravages...

Alors que Beale offre un luxe de détails à propos de son exploit principal, qu'il date de l'année 1804, il ne date pas sa mort, et les modalités de celle-ci ne sont pas mentionnées. Tout au plus est-il indiqué qu'on retrouva dans son corps de très nombreux harpons, témoignages de ses rencontres conflictuelles avec de non moins nombreux navires auxquels il infligea des pertes matérielles et humaines considérables.

Melville évoque la capture de New-Zealand Tom en respectant strictement les codes légendaires : c'est un vaillant capitaine, ayant armé un navire spécialement pour abattre le grand cétacé, qui l'aurait finalement tué (« Moby-Dick », chapitre 45).

Old Tom, cachalot blanc du Sud-Est du Pacifique.

Dans son Journal, à la date du 19 février 1934, Ralph Waldo Emerson mentionne le témoignage d'un marin à propos d'un cachalot blanc connu pour endommager les navires, et que les baleiniers nomment Old Tom. Fidèle à la lettre aux codes légendaires en vigueur chez les baleiniers, celui-ci évoque un navire spécialement armé à New Bedford dans le but d'en finir avec le grand cétacé, le Winslow. Et l'animal aurait été finalement capturé au large du Pérou... Or, le capitaine du Winslow était Owen Chase, second à bord de l'ESSEX, particulièrement marqué par les circonstances de ce naufrage, et auteur d'un ouvrage sur le sujet dès son retour à la terre ferme :

Chase (Owen). 1821.  Narrative of the Most Extraordinary and Distressing Shipwreck of the Whale-Ship Essex ; which was attacked and finally destroyed by a large spermaceti-whale, in the Pacific ocean ; with an account of the unparalleled sufferings of the captain and crew during a space of ninety three days at sea, in open boats, in the years 1819 & 1820. W.B. Gilley, NY.

http://mysite.du.edu/~ttyler/ploughboy/1821%20-%20Owen%20Chase%20-%20Essex%20Narrative.htm

Voir aussi « Le mirage de l'ESSEX, ou : une chronique de la nuit des temps » mis en ligne le 20 novembre dernier.

... Si celui-ci s'est lancé dans une odyssée vengeresse, préfigurant ainsi le Achab de Melville, c'était, de toute évidence, à l'encontre du cachalot à peau sombre dont la vigoureuse initiative du 20 novembre 1820 avait entraîné des souffrances indicibles pour Chase et ses compagnons, et non pour persécuter un animal inconnu à peau claire... Et à l'issue de ses deux campagnes baleinières à la tête du Winslow, Owen Chase ne fit en aucune façon état d'une éventuelle capture du naufrageur de l'ESSEX, pas plus que celle d'un cachalot blanc (alors même que « Through countless retellings, the sinking of the ESSEX was ultimately attributed to Mocha Dick » (Kevin Hayes. 1980. Melville's folks roots, page 78. Kent State. University Press)..

Qui plus est, la première expédition du Winslow s'est déroulée entre le début du mois d'aout 1825 et le 20 juillet 1827 , et la seconde et dernière avec Owen Chase à son commandement entre juillet 1828 et l'été 1830 . Et c'est en mars 1830 que Samuel Lewis propose à Jeremiah Reynolds d'aller avec lui traquer l'animal ... En tout état de cause, c'est lui qui décèdera le 1er avril (et ce ne fut pas un poisson) (Garcin 2016). Jeremiah Reynolds rebaptisera « Old Tom » en le nommant « Mocha Dick », et le fera mourir sous les coups du même Samuel Lewis (Reynolds 1839).

Garcin (Ch). 2016. Les vies multiples de Jeremiah Reynolds. Editions Stock.

Reynolds ( J). 1839.  "Mocha Dick: Or The White Whale of the Pacific: A Leaf from a Manuscript Journal" . The Knickerbocker, or New-York Monthly Magazine. Vol. 13, No. 5, May 1839, pp. 377-392.

Voir aussi :

Reynolds (J). 2013. Mocha Dick ou la baleine blanche du Pacifique : fragment d'un journal manuscrit. Traduction et préface de Thierry Gillyboeuf, éditions du Sonneur.

 

​​​​​​​

« Mocha Dick » le balafré. Cachalot gris avec une balafre blanche (donc cicatrisée) de 2, 50m sur la hure. Pacifique Sud-Est (et ses environs immédiats dans l'océan austral et l'atlantique sud). Hors de sa « zone de confort », il réalisera son plus grand exploit (et le dernier répertorié en ce qui le concerne) au large des côtes orientales du Japon à l'automne 1842, victoire qui fera basculer la Première Guerre du Pacifique en faveur des cachalots  (voir le détail dans mon livre ) :

http://europe-tigre.over-blog.com/2020/06/premiere-vague.html

Mort (une fable grimée en info) en août 1859 (juste un an après celle de Jeremiah Reynolds!) au large des côtes du Brésil.

Le 3 avril 1892, le « Chicago Tribune » publie un curieux article intitulé « Five wicked whales. A quintet of leviathans well known to all whalers » non signé.

Michel Sennepin, dans un mémoire sur les réalités du « dossier « Mocha Dick », non publié pour l'heure, a parfaitement établi le caractère structurellement dissonant de la conclusion par rapport au reste de l'article, mettant en évidence qu'il s'agit d'un ajout artificiel secondaire, sans doute contraint. De fait, l'auteur avait déjà conclu son texte AVANT d'ajouter ce curieux appendice : " From first to last, "Mocha Dick" had nineteen harpoons put into him. He stove fourteen boats and caused of over thirty men. He stove Three whaling vessels so badly that they were nearly lost, and ha attacked and sunk a french merchantman and an australian trader. He was encountered in ever ocean and on every feeding ground."

Une censure Beaufortienne à l'encontre d'un « vivid account of the career of Valparaiso Dick ».

L'industrie baleinière a fondé les Etats-Unis en tant que tels (voir à ce sujet mon livre déjà cité ) et son influence politique et sociale fut consubstantielle à la formation de cette Nation. En 1892, sur ce plan, la situation a fort peu évolué depuis le XVIIIème siècle. Qui plus est, conjoncturellement, après presque un demi-siècle de massacre des baleines franches géantes du pacifique Nord, jusqu'à l'extinction quasi-complète de ces dernières (dans le détroit de Béring, la mer d'Okhotsk, la mer des Tchouktches, puis la mer de Beaufort), les pêcheurs ont fini par remonter cette dernière jusqu'à l'estuaire du fleuve Mackenzie où, en 1889, ils découvrent « miraculeusement » une population florissante de ces géants [qui étaient évidemment venus, depuis des années, s'abriter de leurs agresseurs dans l'estuaire du gigantesque delta marécageux du grand fleuve, où les baleines blanches bélougas viennent aussi mettre au monde leurs enfants]... En 1892, le massacre (qui ne peut guère être comparé qu'à celui des baleines grises dans les lagons de Basse-Californie par Charles Melville Scammon et sa flotte quelques décennies auparavant) bat son plein dans le Delta (et ne s'arrêtera qu'en 1921). Et comme toujours depuis plus d'un siècle, l'activité baleinière du moment est magnifiée par les hauts parleurs politico-médiatiques, dont le tohu-bohu « patriotique » assourdissant rend « délicat » toute tentative dissonante...

Le chapeau de l'article est, lui aussi, « singulier » présentant  un « quintet » de cachalots méchants, vicieux et pervers (« wicked) qui furent en tête de liste des terreurs de l'Arctique [les cachalots combattants dont il est question ici ont opéré prioritairement dans le sud-est du Pacifique et dans l'océan austral... mais ma foi, quelle importance ? Honneur et Gloire à la présente pêche dans l'Arctique!]. Ce chapeau de curieuse facture comporte un cas particulier distinctif : « Mocha Dick off Valparaiso – Defending the body of a dead comrade »...

L'introduction n'est pas moins étrange que ce qui précède : Between the years 1840 and 1859 the whaling vessels encountered no less than five whales who became famous as terrors of the sea. They were « Mocha Dick », « Spotted Tom », « Shy Jack », « Ugly Jim » and « Fighting Joe ». These names were of course given them by the sailors, but they came to be known to whalers of all nations... La suite de l'article n'évoque plus que « Mocha Dick »...

Quant à la conclusion, son contenu constitue la pulvérisation (sans doute réactionnelle) des codes légendaires (décrépitude du cachalot : « Eight of his teeth ware broken off and all others badly worn down. », son immense balafre blanche frontale n'est pas mentionnée : « His big head was a mass of scars and he had apparently lost the sight of his right eye. » , navire non américain (suédois)*****, modalités de la capture : quasi euthanasie d'un vieillard cacochyme et valétudinaire, taille de l'animal « He was 110 feet long, his girth was 57 feet, his jaw was 25 feet 6 inches long » (soit un peu plus de 7,77m... Or, In "The book of whales" (1980) Richard Ellis mentions crew members of a whaleship that said the it took a sperm whale who had 8,5 meters jaw, the whale therefore would be 140 feet (43 meters) and would weigh 400 tons... .

http://www.unexplained-mysteries.com/forum/topic/42853-sperm-whale-versus-any-living-thing/

Selon les mêmes principes de proportion, l'animal prétendument tué par le baleinier suédois aurait dû mesurer plus de 38,8m et peser largement plus de 300t...

De ceci, il résulte que l'article du Chicago Tribune était originellement consacré exclusivement à l'épopée fantastique du cachalot balafré qui fit basculer le cours de la Première Guerre du Pacifique en faveur des cétacés.  L'article est d'ailleurs publié le même jour, exactement dans les mêmes termes, par le Detroit Free Press, pour des raisons dont nous ignorons tout pour l'heure, sous le titre « A vivid account of the sanguinary career of Mocha Dick »******...

 Chapeau, introduction et conclusion originelles étaient fort différentes de ce qu'elles sont devenues à la publication...

La mort, le 28 septembre 1891, à New York, d'Herman Melville, a peut être été à l'origine de l'intérêt de l'auteur pour ces questions, dont il ignorait tout auparavant, et l'a entraîné dans des recherches tous azimuts qui débouchèrent sur son article originel. Il semble par ailleurs éprouver au moins fascination et respect, si ce n'est un certain degré d'empathie pour celui «off Valparaiso- Defending the body of a dead comrade » qu'il met résolument en exergue dans un chapeau à la tonalité opposée pour des raisons indépendantes de ses choix propres.. Ceci rend douteux l'introduction dans le titre qu'il avait d'abord choisi de termes tels que « wicked » ou « sanguinary »...

Ainsi, en fonction des données (manifestement lacunaires) dont nous disposons sur cette affaire, on peut prudemment conjecturer un titre originel proche de : « A vivid account of the career of « Valparaiso Dick » », ou : « The vivid two years victory of the Great Whale « Valparaiso Dick » »...

Le journaliste fut finalement contraint de modifier radicalement la tonalité générale de son propos. Il parvint à sauver intégralement le contenu de son sujet, mais en noyant celui-ci dans des ajouts profondément disymétriques (chapeau, introduction, conclusion), ce qui décrédibilisa l'ensemble en produisant un effet pour le moins baroque.*******

Chicago Tribune. 1892 (April 3rd). Five wicked whales. A quintet of leviathans well known to all whalers.

Detroit Free Press. 1892 (April 3rd). A vivid account of the sanguinary career of « Mocha Dick ». Au début du mois de juillet 1902, soit 122 mois, quasiment jour pour jour, après ce mystère éditorial, un immense cachalot blanc (plus de 27m) était capturé dans l'océan atlantique, au sud de l'archipel des Açores, par le harponneur Amos Smalley à bord du navire Platina...

**** John. Ross Browne (february 11, 1821 – december 9, 1875 ) wrote Etchings of a Whaling Cruise (1846. Harpers & Brothers) to show what life was really like aboard a nineteenth-century whaling ship. The book contains the impressions of a sensitive, literate youth whose romantic preconceptions of life at sea were quickly destroyed by his experiences on a Yankee whaler. Etchings was particularly successful because of its graphic reporting, although Browne occasionally altered events and characterization for polemical effect. Inspired by Dana’s Two Years Before the Mast, Browne hoped that his book would improve the whaleman’s lot. Among reviewers who praised Browne’s accuracy was Herman Melville, who later availed himself of the Etchings for the materials of Moby Dick. An Introduction drawing on Browne’s manuscript journal of the cruise is provided by the editor.

https://fr.wikipedia.org/wiki/John_Ross_Browne

 

***** C'est la période de l'Union Suède- Norvège, après que le Danemark ait cédé la Norvège à la Suède par le traité de Kiel le 14 janvier 1814. L'Union perdurera jusqu'en 1905.

 

****** Les données actuellement à notre disposition ne nous ont pas permis, pour l'heure, d'établir qui était vraiment l'auteur de cet article non signé (du moins dans sa version publiée), sa personnalité, ses motivations, son environnement. Or, ceci est évidemment central pour mieux comprendre cette énigme éditoriale.

Appartenait-il à la rédaction du Chicago Tribune, du Detroit Free Press, ou à aucune des deux ? Etait-il vraiment journaliste ? Avait-il proposé son travail à d'autres journaux, comme le New York Times, dans les colonnes duquel avait été publiée, à l'automne 1891, une notice nécrologique d'Hermann Melville (écornant au passage l'orthographe du nom du cachalot blanc héros du célèbre roman de ce dernier, devenu ainsi « Mobie Dick ») ?... Les recherches continuent.

******* La presse américaine était, semble t-il coutumière de ce type de légèreté. Le magazine Knickerbocker publie en 1839 le récit fictionnel de Jeremiah Reynolds racontant la capture du grand cachalot blanc, puis, 10 ans plus tard (mars 1849), il indique qu'on a retrouvé celui-ci (naturellement au mieux de sa forme) dans le Nord du Pacifique à l'automne 1848, et qu'il est incapturable par un navire de taille moyenne, du fait de son gigantisme... L'animal répertorié était bien sûr, en l'occurence, une baleine franche géante de l'Arctique (« Bowhead »)...

2. Transgression norvégienne .

Au début de cet article, nous avons noté que les anciens scandinaves considèrent que le grand rorqual bleu (steypireyður) ne doit être en aucune façon chassé ou blessé. C'est également vrai pour le rorqual commun, et des textes législatifs ont même été établi en ce sens dans la Norvège du XIIIème siècle.

A partir de la seconde moitié du XIXème siècle, les grands rorquals commencent néanmoins à être chassés, mais leur rôle de partenaires des pêcheurs pour la pêche au hareng dans les fjords su Nord du pays entraînent d'importants conflits sociaux et des bouleversements politiques impliquant leur protection stricte au large des côtes du pays à partir de 1904 (ils le seront pendant deux décennies) :

http://www.vulkaner.no/t/tour2005/mehamn.html

Mais dans le même temps, les baleiniers norvégiens se livrent à un massacre gigantesque de grands rorquals dans le Pacifique du Sud-Est et l'océan austral, qui sera le thème principal du roman de Francisco Coloane « Le sillage de la baleine ».

Coloane (Francisco). 1962. El camino de la Ballena (édition originale). Edition française : « Le sillage de la baleine », éditions du Seuil, 2000.

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