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16 août 2009 7 16 /08 /août /2009 08:24
LE TIGRE ET L'EUROPE: UNE VIEILLE HISTOIRE
La présence de tigres dans l'espace européen lors de la Préhistoire a fait l'objet de nombreuses controverses au cours des 19ème et 20ème siècles. Depuis lors, un consensus s'est fait jour sur le point de discorde principal : les grands félins dominants dans l'Eurasie de la période Pleistocene étaient des lions gigantesques, et non des tigres. Celà n'exclut nullement la présence élusive et ponctuelle de tigres dans des régions où on ne soupçonnerait pas a priori leur présence (Alaska, Arctique européen, entre autres, comme l'avait montré notamment Sandra Herrington en 1987). Dans une étude publiée en 2000 par la Revue scientifique "Animal Conservation", Kitchener et Dugmore ont proposé une carte très impressionnante sur l'extension maximale qu'aurait pu atteindre la distribution du tigre pendant les périodes interglaciaires du Pleistocene (qui se produisirent au moins à 16 reprises depuis l'apparition de l'animal en tant qu'espèce). Celle ci s'étendait à plusieurs continents, dont l'Europe.

Au début de la période holocène (après la fin de la dernière période glaciaire), plusieurs facteurs cumulatifs :  la disparition brutale des lions géants, des conditions climatiques favorisant les zones humides du Fleuve Jaune au Sahara et à la corne de l'Afrique au Sud, et aux régions circum arctiques au Nord, ainsi qu'une évolution des forêts européennes, désormais beaucoup plus adaptées et accueillantes pour les tigres que pour les lions, ont  vraisemblablement permis au grand fauve strié une expansion phénoménale de son aire de distribution , unique dans son histoire, qui allait durer plusieurs millénaires: on peut véritablement parler de cette époque , "l'optimum humide neolithique", comme l'Age d'Or du  Tigre en Eurasie.

Une péjoration hydrique sévère met brutalement fin à cet âge d'abondance : les tigres vivant dans les régions occidentales de leur aire de distribution subissent une réduction dramatique de leurs espaces vitaux. Ils se retrouvent souvent sans contact avec leurs congénères orientaux, et leur distribution devient discontinue, selon un schéma dendritique le long des cours d'eau eurasiens les moins mal alimentés d'une part, dans un certain nombre de refuges montagnards isolés et sans connexion entre eux d'autre part. Dans ces conditions de régression et de fragmentation, Panthera tigris virgata apparait en tant que sous espèce. C'est l'Aride Neolithique, connu pour les hommes comme période Protohistorique, avec l'apparition des grandes structures politico religieuses totalitaires du Nil à l'Indus et au Fleuve Jaune en Eurasie, Du Mississipi au Sud de la Cordillère des Andes en Amérique.

Les Empires de l'Antiquité mènent la vie dure aux animaux sauvages : les principales victimes en sont les lions, de l'Europe du Sud à l'Inde, sans que léopards et tigres puissent véritablement profiter de cette niche écologique brutalement vidée.
C'est la fin de cette période, marquée à l'Est comme à l'Ouest, par un affaiblissement considérable de la puissance et des moyens d'action des grandes structures politiques, et une réduction sensible de la démographie des populations sédentaires, qui offrent à une cohorte de mammifères prédateurs une nouvelle opportunité d'expansion.
Pour le Tigre, c'est particulièrement vrai en Chine d'une part, et (ce qui est à proprement parler l'objet de cet écrit), de l'Asie centrale à l'Europe orientale, tout au long des 7000 à 8000kms de la "steppe des scythes", du Fleuve Jaune à l'actuelle Hongrie.

AU MOYEN AGE, DES TIGRES AU COEUR DE L'EUROPE
A cette époque (Vème et VIème siècles de notre Ere), le territoire qui n'est pas encore la Russie accueille des populations slaves qui tendent à se sédentariser dans la zone des forêts au Nord, et des populations iraniennes qui nomadisent dans les steppes au Sud. Celles ci sont très fertiles, riches d'une flore exceptionnellement vigoureuse et parsemée de milliers de petits lacs et marais.
Les populations humaines sont peu nombreuses, et leur impact sur l'espace environnant n'est pas significativement plus important que celui des grands animaux sauvages. Les nomades sont des chasseurs éleveurs, qui peuvent aussi se ravitailler de vive force chez leurs voisins sédentaires. Ces derniers sont des horticulteurs/chasseurs/récolteurs de miel. Le Moyen Age en Asie Centrale et en Europe Orientale est écologiquement comparable à une période interglaciaire du Pleistocene.

Quelques siècles plus tard, la Russie est devenue "le pays des villes" (telle qu'elle est perçue par les Scandinaves de l'époque) et la forêt subit un lent processus de défrichement, particulièrement dans les régions les plus septentrionales, comme celle qui dépend du Prince de Novgorod. Mais le territoire est toujours très riche en forêts, steppes et zones lacustres.
Au XIème siècle, le Grand Prince de Kiev Vladimir Monomaque chasse souvent dans les régions de Turov et de Chernigov, notamment entre 1073 et 1094. Il les évoque dans un ouvrage dont il termine la rédaction en 1117: Poucheniya Detyam. C'est au cours de l'une d'entre elles qu'il doit affronter "lyuty zver", la "bête féroce". Celle - ci a bondi et lui a mordu la cuisse alors qu'il était sur son cheval, blessant à la fois la monture et le cavalier.
L'interprétation habituellement avancée est celle d'un lynx ou d'un loup. Un lynx femelle qui vient de voir sa portée massacrée peut effectivement se comporter avec une fureur exaltée, implacable et sans crainte, comme l'a montré Robert Hainard. Concernant un loup, la chose est à peu prés impensable. C'est pourtant cet animal que propose Vladimir Volkov pour un tel comportement dans son "Vladimir, le Soleil Rouge", Julliard 1981 page 68, alors même qu'il mentionne que la chasse pouvait concerner aussi le léopard (et semble t-il, aussi fréquemment que celle du cerf, du sanglier ou du bison d'Europe) présent dans ces contrées occidentales à l'époque, et plus susceptible que le loup d'agir de la sorte dans une situation désespérée.
D'autres pensent qu'il s'agit d'un lion, la présence de cet animal dans les steppes du Sud de la Russie et l'estuaire du Don faisant toujours l'objet de débats entre scientifiques à l'heure actuelle.
En tout état de cause, lynx, loup, léopard et lion étaient connus des princes russes de cette époque :
le prince Roman, de Galicie Volynie, région occidentale de la Russie Kievienne, mort en 1205, est présenté de la façon suivante par la Chronique de sa principauté : "Il s'élançait contre les païens comme un lion, il était féroce comme le lynx, il les exterminait comme le crocodile, il parcourait leur pays comme un aigle, il était brave comme un auroch." (vu dans "Histoire de la Russie",  Robert Laffont, collection Bouquins, par N. V. Riasanovsky 1987, page 103).
Alors, pourquoi parler d'une "bête féroce", si on la connaît par son nom?

Le Dr Vladimir Heptner, spécialiste russe incontesté sur les carnivores en Russie, mort en 1975, indiquait qu'il y avait de nombreux éléments forts et convaincants pour que la "bête féroce" en question soit un tigre. Il a consacré un article spécialement à cette question dans une revue russe en 1969. Dans l'ouvrage qu'il corédigea avec le Dr Sludskii sur les carnivores russes (réédité en langue anglaise 17 ans après sa mort), il présente une carte de présence probable du tigre non seulement sur les côtes des mers noire et d'Azov, mais aussi beaucoup plus au Nord Ouest, dans la région de Kiev, entre les 10ème et 12ème siècles.
Cette présence restait certainement élusive pour la civilisation sédentaire de la zone forestière (d'où la qualification de "lyuty zver"), cet animal restant fidèle à son milieu préférentiel de steppe marécageuse ; et les nomades, qui le connaissaient, ne tenaient pas de Chroniques écrites.
Un tel phénomène s'est également produit à une date beaucoup plus récente. L'anglais Thomas Atkinson, qui a voyagé en Asie centrale au 19ème siècle, a expliqué, dans un livre publié en 1858, que des tigres, chassés de la steppe kirghize par la sécheresse, avaient traversé l'Yrtych et rejoint les zones occidentales des monts Altaï, où les paysans ignoraient leur existence et n'avaient pas de vocable spécifique pour les nommer.
Le tigre "de la Caspienne"  est connu pour n'avoir pratiquement jamais attaqué les hommes, même quand il se rendait, plus ou moins accidentellement, dans les villages. Il fut toujours un animal discret, qui ne feulait pas ostensiblement contrairement à son congénère indien, et qui était indiscernable dans les hautes herbes de la Steppe et les roseaux des forêts alluviales.
Par contre, un cavalier qui s'enfonçait dans ce type de milieu courait de vrais risques.
T. Atkinson, déjà mentionné précédemment , a décrit l'attaque d'un cavalier kirghize par un tigre, qui bondit du fourré, de face, sur le cheval et le cavalier. Cette description a fait l'objet d'une  illustration de Sorieul, publiée page 201 de l'ouvrage de Svetlana Gorshenina, Explorateurs en Asie centrale, eds. Olizane.
En 1928, au Tadjikistan, 2 cavaliers et leurs chevaux ont été, de même, sévèrement attaqués par un tigre dans le lit asséché d'une rivière. Quelques années plus tard, l'endroit sera intégré à une réserve naturelle qui portera le nom "La Ravine du tigre" (Tigrovaya Balka) en souvenir de l'évènement. La chose a été décrite en détails par David Prynn aux pages 2 et 3 de son livre Amur Tiger, 2004, Russian Nature Press.
Atkinson et Prynn décrivent très exactement ce qui est arrivé à Vladimir Monomaque 8 siècles plus tôt.

AMPLITUDE DE DISTRIBUTION CREDIBLE DANS L'ESPACE EUROPEEN
Les données fournies par la carte de Heptner et Sludskii confrontées à la distribution des zones humides dans la région rendent crédibles une distribution au moins ponctuelle du tigre dans le delta du Danube d'une part, et dans les zones marécageuses qui forment la  frontière des bassins du Niemen, Dniepr et Dniestr, à l'Est, et de celui de la Vistule, à l'Ouest, d'autre part. Celà correspond, pour les tigres danubiens,  aux territoires actuels de la pointe orientale de la Roumanie, de la pointe occidentale de l'Ukraine, et de la Moldavie méridionale.
 Le village ukrainien de Dilove, situé non loin au Nord Ouest de cette zone, avait été identifié comme le coeur de l'Europe par les géographes de la fin du 19ème siècle.
Pour les seconds, plus septentrionaux, sont concernés l'extrême Nord de l'Ukraine, les franges les plus méridionales et occidentales de la Bielorussie, la frange la plus orientale de la Pologne, et l'extrême Sud de la Lituanie, c'est à dire le coeur et le poumon vert de l'Europe actuelle. C'est en plein dans cette région, entre Turov et Cernigov, dans les marais Pripiatski du Sud de l'actuelle Bielorussie, que Vladimir Monomaque avait rencontré la "Lyuty zver" (voir J-P Arrignon, La Russie Médiévale, 2003, eds. Les belles lettres, coll. Guide des civilisations, voir carte page 39).
La distribution de la steppe herbeuse à cette époque laisse augurer, qui plus est, une présence ponctuelle de ces animaux dans des territoires correspondant à l'Est de la Hongrie et de la Slovaquie actuelles.

PERIODE CREDIBLE DE PRESENCE DANS L'ESPACE EUROPEEN
Heptner, qui fait preuve, rigueur scientifique oblige, d'une prudence de Sioux à de multiples occasions sur des sujets variés, parle d'une présence probable des tigres en Europe du 10ème au 12ème siècles.
Or, les évènements politiques qui se déroulèrent par la suite en Europe orientale du 13ème au 15ème siècle, et notamment la domination mongole dans cette région, n'ont certes pas contribué à un recul des espaces sauvages naturels. L'effacement de nombreuses structures urbaines et une baisse de la démographie des populations sédentaires n'étaient pas de nature à écorner la vigueur de la flore et de la faune sauvage dans cette région.
Les tigres sont vraisemblablement restés présents en Europe jusqu'à la fin du Moyen Age.

Relisons, pour conclure, la description de la steppe par Nicolas Gogol dans son roman "Tarass Boulba" racontant l'histoire de l'affrontement entre Cosaques et Polonais au début du 17ème siècle :
"Alors, tout le Sud jusqu'à la Mer Noire était un désert verdoyant et vierge. La charrue ne passait jamais dans les vagues infinies des plantes sauvages. Seuls les chevaux qui s'y cachaient comme dans une forêt les foulaient. Rien dans la Nature ne pouvait être plus beau. Toute la surface de la Terre formait un Océan vert et or, dans lequel jaillissaient des milliers de fleurs variées. L'air était empli d'un millier de cris d'oiseaux divers. Les éperviers planaient immobiles dans le ciel, les ailes déployées, les yeux fixes dardés sur l'herbe. Le cri d'un vol d'oies sauvages retentissait sur un lac lointain."
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  • : Le retour du tigre en Europe: le blog d'Alain Sennepin
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