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19 août 2009 3 19 /08 /août /2009 17:35

OURS, TIGRES ET DRAGONS
Pour la rédaction de cette page, nous avons puisé, notamment, dans les travaux de Iaroslav Lebedynsky sur les Scythes et les Sarmates (Editions Errance, 2001 & 2002), ainsi que l’ « Histoire de la Russie », par N. Rasianovsky, 1987, eds Robert Laffont, Collections Bouquins, « Vladimir le Soleil Rouge » de Vladimir Volkoff, 1981 et « L’Amérique Russe » de Michel Poniatowsky 1978, tous les deux aux Editions Julliard (collection l’Age D’homme), « La Russie Médiévale », par J-P Arrignon, 2003, Eds. Les Belles Lettres, Collection « Guide des Civilisations ».
 
LA CIVILISATION DES HOMMES - OURS
La Russie ancienne est partagée entre le monde de la forêt au Nord et celui de la steppe au Sud. Les époques néolithique puis protohistorique qui modifient radicalement paysages et civilisations de la Méditerranée à l’Indus n’influent quasiment en rien sur  les pratiques préhistoriques de la civilisation forestière, si ce n’est une certaine intensification de celles – ci à des fins d’échanges commerciaux (fourrures).
Fondamentalement, les populations clairsemées de slaves orientaux qui occupent ce biotope et tendent à s’y sédentariser à partir des 5ème et 6ème siècles perpétuent un mode de vie « paléolithique » au moins jusqu’à l’orée du 16ème siècle. Ils sont horticulteurs, chasseurs  et collecteurs de baies sauvages, et de façon  bien plus significative encore, autour de leurs modestes villages au bord des cours ou des étendues d’eau, pêcheurs (Alexandre Nevski sera le « Prince pêcheur » de Novgorod au 13ème siècle), et récolteurs de miel, dont il font grand usage (on installe des ruches dans des troncs d’arbre creux, et comme les abeilles n’ont pas besoin d’être domestiquées, la peine est réduite au minimum et le profit au maximum).
Ils occupent la même niche écologique que les ours, et ont des pratiques très analogues sur le plan alimentaire. D’où un très fort sentiment de parenté, qui est le pivot de la culture slave jusqu’à la christianisation du pays à la fin du 10ème siècle. L’ours est le « medved » russe, c’est à dire le « consommateur de miel ».
De fait, les liens entre ours et communautés humaines sont d’une très grande profondeur et remonte au moins à des dizaines de milliers d’années. A partir d’observations paléontologiques circonstanciées, un chercheur russe n’a t-il pas émis l’hypothèse que le culte des ancêtres est plus ancien chez les ours que chez les hommes et qu’il a été transmis par les premiers aux seconds par un phénomène d’acculturation (dans Michel Pastoureau, « L’Ours. Histoire d’un Roi Déchu », Editions du Seuil 2007, page 42, références page 338).
Ce schéma d’ensemble tendra à se nuancer progressivement à partir du 10ème siècle, au moment de la christianisation et de la cristallisation fonctionnelle de l’Etat. Il y a  constitution d’agglomérations urbaines conséquentes (la Russie devient, aux yeux des scandinaves, « le pays des villes », « Gardariki ». Un certain défrichage de la forêt s’effectue peu à peu pour intensifier les pratiques horticoles. Il est plus marqué au Nord, particulièrement à Novgorod. Mais il existe aussi au Sud, dans la région de Kiev, ce qui ne va pas sans inconvénient face à la civilisation des steppes, la forêt constituant une protection contre les incursions des nomades…
Le seigle, le blé et l’avoine forment les aliments de base. On cultive aussi le pois, la lentille, le chou, le navet, l’oignon, l’ail. Le chanvre et le lin servent à la confection des toiles de tente, des cordages et des filets de pêche. On élève aussi des chevaux et des bœufs à la fois pour les labours et pour la monte.
Mais Procope et Léon le Sage dit de ces horticulteurs des plaines russes qu’ils sont « trop paresseux pour travailler les terres qui sont pourtant les plus riches du monde » et les considèrent d’ailleurs comme à moitié nomades.
Ces « paysans » (« smerdy »), hommes libres organisés en communautés rurales (mir) qui pratiquent l’agriculture, la pêche et exploitent la forêt (bois, miel, fourrures) sont fondamentalement les descendants et continuateurs des « chasseurs/pêcheurs/collecteurs » de la préhistoire.
Il existe aussi des asservis provisoires  pour dettes (zakupy, najmity).

Un conte étiologique en dit à cet égard beaucoup plus long qu’une explication anthropologique circonstanciée sur le sujet :
Un prince magicien envoie sa garde capturer des martres et des renards mais celle ci rentre bredouille . Il se change alors en loup et il poursuit les bêtes qui se prennent dans les filets de soie qu’il a préparés. Puis il doit à nouveau prendre la situation en main devant les échecs confirmés et successifs de ses hommes. Ainsi doit il revêtir l’apparence d’un faucon pour capturer cygnes, oies, canetons et petits oiseaux, puis celle d’un brochet pour capturer des esturgeons.
Il conquiert ensuite un « royaume de l’Inde » en se métamorphosant successivement en un aurochs aux cornes d’or, en un petit oiseau, en un loup gris, en une fourmi…
Il fait ensuite connaissance avec un laboureur, qui l’aide grandement dans ses initiatives pour le contrôle effectif de son Royaume.
Un ordre nouveau se met en place,
fruit de la synthèse entre la culture du roi – magicien liée à l’économie de prédation et celle du laboureur.

A partir du 16ème siècle, les communautés villageoises perdent leur liberté, les « horticulteurs » polyvalents deviennent des serfs, prisonniers sur la Terre désormais privatisée. Cette évolution est directement liée aux « impératifs » supposés, dans l’esprit des responsables de l’Etat,  de défrichements massifs de la forêt pour maximiser la production agricole assurée par des serfs désormais « monovalents », pour le compte de boyards qui deviennent à cette époque des latifundiaires du Nord.

LA CIVILISATION DES HOMMES - TIGRES
Contrairement au monde de la forêt, peu concerné par la « fin » de la Préhistoire, la civilisation des steppes est profondément transformée par la domestication du cheval, dès le quatrième millénaire avant J.C . Celle – ci bascule alors d’une sédentarité et de pratiques horticultrices plus poussées et plus importantes dans l’économie que ne l’étaient celles du monde des forêts, vers un système pastoral impliquant une existence résolument nomade.
Les conséquences de cette révolution du mode de vie sont gigantesques. Depuis les steppes de l’actuel Kazakhstan où s’effectue cette étonnante symbiose entre des hommes et un grand animal sauvage qui va réorienter de fond en comble le cours de l’histoire mondiale, un nouveau phénomène dans le monde vivant, le binôme cavalier / monture, déferle sur l’Eurasie, à l’Est comme à l’Ouest. En Europe, ce qui sera la Russie à partir du 10ème siècle est submergée par ce courant civilisationnel originaire d’Asie centrale. A travers les dominations successives (et de longue durée) des Cimmériens, des Scythes, des Sarmates, puis des Huns (pour un laps de temps court), des Avares, et des Kazhars, qui finissent par se sédentariser dans le delta de la Volga, c’est à la fois l’Asie et le monde de la steppe qui prédomine sur l’Europe et le monde de la forêt et ce pendant des millénaires, jusqu’au 9ème siècle. L’espace oriental de l’Europe est donc en réalité pleinement eurasien, sur le plan civilisationnel, depuis le Néolithique tardif.
Ces pasteurs guerriers ont un sentiment de parenté très fort avec les grands prédateurs sauvages, en particulier les tigres et les loups. Ils assimilent d’ailleurs ces animaux à des pasteurs d’herbivores sauvages et leur attribuent les plus grandes qualités parmi les êtres vivants.

LA CONFRONTATION
Pendant environ 3 siècles et demi (de la deuxième moitié du 9ème siècle à la première moitié du 13ème), en Europe orientale, le monde de la forêt en voie très progressive et superficielle « d’européanisation » - sédentarisation / urbanisation, étatisation, christianisation, défrichage – oppose une vive résistance au monde des steppes sur lequel il reprend significativement du terrain. Il y a conflit permanent, sans domination substantielle et durable des uns ou des autres. Les héros russes de cette époque sont les chevaliers « bogatyrs » qui coupent en deux leurs adversaires à l’aide de leurs grandes épées franques, mais voient les parties se reconstituer en des combattants entiers et vivants, sous le nombre desquels ils sont finalement submergés (comme dans le célèbre Dit de la Campagne d’Igor).
La limite entre steppe et forêt est vécue comme une frontière.
Les combats sont particulièrement acharnés, incessants et incertains entre le Grand Prince Vladimir et les Petchenègues, puis entre Vladimir Monomaque et les Polovtsiens, quelques décennies plus tard.
Rien ne symbolise mieux cette période de l’histoire de la Russie, où les deux mondes s’affrontent impitoyablement et vainement, sans qu’aucun des deux ne parvienne à s’imposer à l’autre, que la rencontre de Vladimir Monomaque et de la « Lyuty Zver » dans les marécages du Nord Ouest, vers la fin du 11ème siècle.
Cet épisode a été décrit et expliqué dans le détail sur la page du présent blog publiée le 16 Août et intitulée « des tigres présents au cœur de l’Europe Médiévale ».
Le Grand Prince de Kiev, pourfendeur des Polovtsiens, à l’anéantissement desquels il consacre 83 campagnes importantes, a la stupéfaction, lors d’une chasse dans des zones humides de la steppe, d’être attaqué et blessé (ainsi que son cheval) par un animal inconnu, dont Georges Heptner a démontré en 1969 qu’il s’agissait d’un tigre, animal emblême des Nomades par excellence.
C’est au cours du même 11ème siècle qu’en Afrique Orientale, un chant de guerre Swahili fait dire au Sultan qu’il va avoir à quitter sa cité pour affronter (« se faire dévorer par ») le MNGWA, « celui qui est étrange », grand félin tigré mystérieux.
Le Grand Prince rencontre son MNGWA, la « Lyuty Zver », qui a simplement, en l’occurrence un comportement de défense territoriale habituelle chez ces animaux face à des cavaliers faisant intrusion dans leur espace.
La région dans laquelle l’incident survient, située au Sud de l’actuelle Biélorussie, est à l’Europe ce que la mangrove des Sundarbans, dans le Golfe du Bengale, est à l’Inde. Un milieu où, jusqu’à aujourd’hui, les tigres refusent la présence de collecteurs de miel ou de bois…

A NOUVEAU, UNION EURASIENNE
Du 13ème au 15ème siècle, une nouvelle vague nomade déferlant des steppes de Mongolie entraîne la mise en sujétion des « hommes – ours » par les « hommes – tigres » qui est aussi une forme d’union, de symbiose asymétrique. Les russes sauvent leur nation en composant avec le khanat mongol, qui, malgré les destructions immenses qu’il inflige dans un premier temps à leurs structures urbaines et horticoles, leur permet de cimenter leur Nation à travers la religion orthodoxe, alors que celle- ci était pulvérisée (64 principautés indépendantes) avant l’intervention de ceux –là, et n’aurait pu en aucune façon résister à la poussée
 germano suédoise d’idéologie catholique, qui, elle, visait à la destruction de la culture russe et l’établissement d’un Empire latin sur son territoire comme celui qui dominait Constantinople depuis 1204 (et se maintiendrait jusqu’en 1261).
 Les succès d’Alexandre Nevski contre les Suédois (1240) sont entièrement dus à son génie propre. Sa façon d’opérer contre les chevaliers Teutoniques (1242) montre, en revanche, que le Prince Russe avait adopté la tactique Mongole, dont les troupes étaient présentes en arrière du théâtre d’opération (Arrignon 2003). La Russie évita ainsi l’annexion et l’éradication de sa religion, empêchant toute nouvelle agression germano scandinave pendant quatre siècles.
A cette époque, forêt et steppe n'étaient plus séparées par une frontière, mais réunis par la lisière, membrane d'échange et d'union des deux mondes.

LE MONDE DE LA FORÊT DEVIENT IMMENSE : LES OURS RENCONTRENT LES DRAGONS
Après avoir recouvré son autonomie à la suite de son dynamisme propre et des divisions internes au monde de la steppe, le « Monde de la Forêt » connaït une expansion phénoménale, notamment à partir de la première moitié du 17ème siècle, ce qui lui permet aussi un certain retour aux sources.
Entre 1610 et 1640, si les lignes fortifiées des colons russes avancent de 480 kms dans les steppes du Sud, ce n’est qu’en 1783 que le khanat de Crimée sera absorbé dans l’Empire de Catherine la Grande.
Par contre, au cours de ces mêmes 30 années,  la percée vers l’Est, c’est à dire la Sibérie, est de 4800kms ! Or, cette conquête du « Far East » forestier, lacustre et marécageux est aussi  la mise en contact, pour le meilleur ou pour le pire, avec de multiples communautés de chasseurs/pêcheurs/récolteurs dont les modes de vie et les pratiques sont singulièrement analogues à celles des slaves orientaux de l’époque médiévale. Quelques décennies plus tard, en 1689, le traité de Nertchinsk fixe la frontière russo chinoise le long des fleuves Argun et Gorbitsa et de la chaîne des monts Stanovoï, dans la région de l’Amour . Les nouveaux venus y font la connaissance d’un tigre forestier énorme, que les autochtones vénèrent et leur apprennent, dans une certaine mesure, à percevoir différemment de son congénère occidental, associé aux steppes et aux marais, synonyme d’étrangeté et de menace.
La divinité principale de ces populations est le dragon (voir la page « Nicolas Baïkov : la parole au tigre » publiée le 30 Juin).

LA DESTRUCTION DU MONDE DES STEPPES
L’annexion de l’Asie centrale (« Turkestan russe ») au cours de la deuxième moitié du 19ème siècle a été un véritable blitzkrieg, dans un contexte de menace anglaise sur la Région, lors du « Great Game ».
Les conséquences en ont été dramatiques, pour la civilisation pastorale, les hommes qui la faisaient vivre, les tigres qui en restaient les symbôles. Point n’est besoin de revenir en détail sur cette question, traitée sur les pages du présent blog publiées le 30 Juin, qui montrent les soubassements anthropologiques de cette tragédie, liés aux affrontements anciens entre « hommes – ours » et « hommes – tigres ». L’épisode ultime de ce processus  fut l’anéantissement de la Mer d’Aral, au cours des dernières décennies.
 
L’ALLIANCE DES OURS, DES TIGRES ET DES DRAGONS : LA VRAIE FORCE D’AVENIR DE LA RUSSIE
Aujourd’hui, la Russie, civilisation eurasienne depuis toujours, dispose d’atouts majeurs pour jouer un rôle catalyseur dans la recherche de la paix et de la coopération sur le continent, et définir de nouveaux équilibres entre sédentaires urbains, chasseurs – cueilleurs sibériens et  pasteurs (ou qui aspirent à le redevenir) d’Asie Centrale .
A ce titre, elle peut aisément saisir l’opportunité d’une mise en œuvre résolue de l’initiative écologique et humaine « Le dragon vert » (voir les pages publiées les 15 et 16 Août), véritable lisière géante au rôle réunificateur, aux antipodes de la frontière.
Ce dragon de la paix  tirera sa force  des tigres, des ours et autres grands prédateurs sauvages destinés à vivre dans ses flancs, ainsi que des communautés humaines environnantes, enfin réenchassées, grâce à lui et à ses maîtres d’œuvre,  dans leurs cultures originelles revivifiées et  vécues sur le mode de la complémentarité .



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commentaires

F
<br /> Wow, très bon travail, je vous remercie pour les astuces et je suis complètement d\'accord... Permettez-moi d\'insister, oui votre site est vraiment bon, je pensais à ça en + la semaine passée...<br /> PS : Vous avez une très belle plume, chapeau bas !<br /> <br /> <br />
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P
Magnifique blog, un petit concentré de culture qui m'a fait beaucoup de bien.
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  • : Le retour du tigre en Europe: le blog d'Alain Sennepin
  • : Les tigres et autres grands félins sauvages ont vécu en Europe pendant la période historique.Leur retour prochain est une nécessité politique et civilisationnelle.
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