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30 juin 2009 2 30 /06 /juin /2009 05:05
MORT D'UN HOMME DESESPERE
Il y aurait eu un demi - siècle l'an dernier, le naturaliste Nicolas Baïkov mourait  à l'âge de 86 ans en Australie, où il s'était retiré 2 ans plus tôt, en 1956. Peu connu du grand public, c'est pourtant lui qui a introduit le tigre russe dans l'imaginaire européen moderne. Ethnographe et officier de l'armée impériale, il explora la Mandchourie orientale entre 1902 et 1916, et participa à la première guerre mondiale en Europe.
Puis, depuis son lieu d'exil, Harbin, où il s'était installé en 1922, il publia de nombreux ouvrages sur ses voyages et découvertes, dans lesquels le sentiment de liberté, de force et de grandeur exprimée par la Nature et ses habitants dans les régions qu'il explora est déterminant (la forêt y est appelée "Chou - Hai" qui signifie "l'Océan sylvestre").
Ses ouvrages les plus célèbres, après une première publication en France en 1938, ont été réédités chez Payot à l'initiative de Michel Jan en 2002 et 2004.
Dans le cadre de sa mission au sein d'une unité de protection du chemin de fer extrême oriental, Baïkov a chassé et tué de nombreux tigres. Mais ces animaux le fascinaient par ailleurs, et il donna la parole à l'un d'entre eux dont il fit le personnage principal de sa nouvelle "Le Grand Van".
Dans cette histoire, l'auteur y exprime la nostalgie d'un monde détruit ou en voie de l'être, et où transparaît le remords d'un agent de cette destruction.

COMPREHENSION DE LA SACRALITE DE L'ANIMAL
Baïkov montre aussi ce que fut la dimension réelle du drame écologique et social qui s'est joué en Mandchourie entre 1880 et 1930 : les bouleversements provoqués par l'avancée du chemin de fer modifièrent le comportement des grands animaux : attitude résolument offensive et augmentation considérable des conflits directs et sanglants à l'encontre des envahisseurs, fuite dans des zones refuge en Corée.
Dans cette pénisule, la densité de ces animaux devint très importante. Le contraste entre la dévastation écologique de la Mandchourie et la grande richesse faunistique de la Corée est souligné aussi bien par des voyageurs occidentaux en extrême - orient que par le célèbre guide autochtone Dersou Ouzala.
Les "nuits des fauves" décrites par Baïkov en Mandchourie, pendant lesquelles les tigres pouvaient parfois entrer dans les maisons et dévorer leurs habitants s'intensifièrent alors considérablement dans la péninsule coréenne.
De nombreux voyageurs témoignent de la présence à la fois régulière et ostentatoire de tigres et de léopards à Seoul. Ces animaux n'éprouvaient pas la moindre crainte de l'homme.

L'ethnologue Baïkov rend également compte des croyances des populations locales concernant le tigre, et de leur attitude à son égard.
Cette "culture du Tigre" concerne la Mandchourie russe et chinoise, et, plus encore, la Corée.
Fondamentalement, l'animal est perçu comme l'incarnation de l'Esprit de la Montagne.
Les indigènes de la taïga érigent en l'honneur du fauve de petits temples, avec des inscriptions pour implorer sa grâce et son indulgence, des images du tigre sur du papier fin, des cierges aromatiques...
De véritables sacrifices humains sont offerts à l'animal (la victime, un voleur par exemple, est ennivrée, attachée à un arbre à un point de passage régulier du grand félin, puis dévorée vivante).
L'âme d'un grand homme vient un jour habiter le corps du Grand Van, puis, à la mort de ce dernier au sommet d'un mont sacré, passe dans une fleur de lotus.
En Corée, les voyageurs ont souvent décrit avec admiration ces "montagnes de diamant" où "le tigre règne en maître", "les grands tigres à fourrure, l'honneur de la faune coréenne".
Dans "le Grand Van", le dépositaire de cette culture est un trappeur chinois, Toun - Lin.
De plus en plus inquiet devant les bouleversements imposés par la modernité déferlante, le vieil homme constate la mort, inexpliquée, du  grand serpent qui vivait depuis toujours dans sa cabane, à ses côtés.
Dans un pays bouleversé, recru de chagrin, il décide alors de s'offrir en sacrifice au Grand Van, remède radical face à l'ampleur du mal.
Mais l'animal, qui s'était déchaîné contre les chasseurs russes depuis des mois, a finalement été abattu avant l'arrivée du vieil homme sur les lieux. Celui - ci lui consacre alors une veillée funèbre, pendant laquelle il le supplie de revenir à la Vie...
Comme toute divinité, l'animal sacré "entre en dormition" : "Son corps se serait pétrifié, formant un tout avec la saillie d'un rocher de granit et dominant les ondes figées de toutes ces crêtes montagneuses".
Cette description évoque irrésistiblement un mont situé beaucoup plus à l'Ouest, près du village d'Ivolga, en Bouriatie. Celui - ci ressemble à la gueule ouverte d'un tigre. Il était autrefois un haut lieu de rites et de sacrifices chamaniques (des centaines d'animaux étaient parfois offerts à l'Esprit de la Montagne). Centre officiel du bouddhisme en Russie, le temple d'Ivolguinsky Datsan a été bâti en 1946 dans ses environs immédiats. D'imposantes statues colorées de "tigres gardiens" trônent à l'entrée de la pagode.

La vie et l'oeuvre de Nicolas Baïkov comme celle de Vlasimir Arseniev, auteur de Dersou Ouzala, résument de fait les malheurs et les déchirures des premières décennies du XXème siècle en Russie, où l'apocalypse écologique alla de pair (et il en est toujours ainsi) avec l'apocalypse politique et sociale.

Comme nous l'avons montré et décrit à maintes reprises sur ce blog, les conséquences dramatiques sur la Nature de l'arrivée de la "Civilisation" via la réalisation d'une ligne de chemin de fer transcontinentale ne concerna pas que la Sibérie, mais aussi l'Asie centrale, où les conséquences furent plus funestes encore, puisque la forêt alluviale fut détruite, contrairement à la taîga, et où les tigres ne purent survivre.

RECONSTRUIRE L'AVENIR
Nous savons aujourd'hui que tigre d'Asie centrale et tigre de Sibérie constituent une seule lignée génétique, dont le second ne représentait d'ailleurs, jusqu'au siècle dernier, qu'une fraction minoritaire, et dont la distribution s'étendit à plusieurs reprises jusqu'à l'Europe orientale au cours de la période historique.
Une politique résolue créant les conditions d'un redéploiement de la distribution de ces animaux contribuera de façon déterminante à réouvrir un avenir stable et solide pour les grands félins comme pour les communautés humaines vivant dans leur immédiate proximité (et bien plus encore, comme nous l'indiquons dans l'autre page publiée ce jour).
Elle sera, aussi, un hommage rendu à Nicolas Apollonovitch Baïkov, naturaliste européen qui a su ouvrir les yeux, mort désespéré à des milliers de kilomètres de son pays, que le siècle a broyé.
Sans doute lui devons nous celà. Et nous allons faire ce qu'il faut pour que N. Baïkov, comme Toun - Lin, comme le Grand Van, n'aient pas lutté ni souffert en vain.
Citons, en conclusion, les derniers mots de la Nouvelle:
"Mais il viendra un temps où le Grand Van se réveillera et fera retentir, à travers monts et forêts, sa voix puissante que vont répéter des échos sans fin. Le ciel et le terre en frémiront et commencera à éclore, en beauté imcomparable, la fleur sacrée du lotus".


A LIRE:
Arseniev (V). 2007. Dersou Ouzala. Petite Bibliothèque Payot.
Baïkov (N). 1938. Le Grand Van. La vie d'un tigre de Mandchourie. Payot.
Baïkov (N). 1938. Mes chasses dans la taïga de Mandchourie. Payot.
Baïkov (N). 2002. des tigres et des hommes. Payot.
Baïkov (N). 2004. Dans les collines de Mandchourie. Payot.
Berg (L). 1941. Les régions naturelles de l'URSS. Payot.
Colossimo (J.F). 2008. L'apocalypse russe. Fayard.
Heptner (V.G), & Sludskii (A.A). 1992. Mammals of the Soviet Union. Vol. II, part 2. Carnivora (hyaenas and cats). Brill eds.
Madec (L) et St Guilhern (C.E). 2006. Voyageurs au pays du matin calme. Omnibus eds.
Sennepin (A). 2008a. Un tigre européen oublié. Lettre de la SECAS 52, Janvier, 20 - 22.
Sennepin (A). 2008b. Etats - Unis, Europe, Russie et leurs grands félins captifs : la croisée des chemins. Lettre de la SECAS 55, octobre, 16 - 17.
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