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28 septembre 2017 4 28 /09 /septembre /2017 04:51

Vivre, c'est souffrir. Et survivre, c'est trouver un sens à cette souffrance. Friedrich Nietzsche.

Ce qui est fait par Amour toujours se fait  par - delà le bien et le mal. Daniel Rops. Mort, où est ta victoire?

De même que c'est le héros sur qui repose la sécurité du lieu, sa qualité d'habitation même, le poète parvient à ce qu'on le reconnaisse, à ce qu'on se souvienne de lui - en devenant pays natal. Ce sont les poètes qui ouvrent le Grand Refuge, la Grande Demeure. Ernst Junger. La cabane dans la vigne.

New York Times obituary notice, 29 September 1891, which misspelled Melville's then-unpopular masterpiece as « Mobie Dick »

Il y a 126 ans aujourd'hui, mourait Herman Melville*. A cette époque, son oeuvre littéraire était oubliée à un point tel qu'il était plus connu comme inspecteur des douanes que comme écrivain. Dans le texte ci - dessus, publié le lendemain de son décès dans une rubrique nécrologique, le titre de son roman sur le cachalot blanc publié 40 ans plus tôt, n'est même pas orthographié correctement ... Et dans d'autres, il est prénommé Henry, Hiram... 

Philip Hoare avait précisé, à ce sujet, dans "The New Statesman" du 2 décembre 2015, que l'auteur de "Moby-Dick" restait, par contre, une référence dans les milieux littéraires anglais : When Melville’s death was announced in the New York Times in 1891, great American writers such as Edith Wharton and Henry James had no idea he’d still been alive. The newspaper noted: “The total eclipse now of what was then a literary luminary seems like a wanton caprice of fame.” His reputation was far higher across the Atlantic, where William Morris, Robert Louis Stevenson, John Masefield and Walter de la Mare declared their allegiance to Moby-Dick. J M Barrie evolved Captain Hook out of Ahab.

https://www.newstatesman.com/culture/2015/12/white-whale-big-smoke-how-geography-london-inspired-moby-dick

 

Le 3 avril 1892, soit quelques mois après son décès, un article consacré à certains cachalots combattants fut publié par deux organes de presse, sous deux titres différents : "The career of Mocha Dick" par le Detroit Free Press, "A quintet of leviathans well known to all whalers" par le Chicago Tribune. Melville n'est pas cité, pas plus que Moby Dick. Les célèbres guerriers cétacéens qui y sont mentionnés sont Mocha Dick, Shy Jack, Fighting Joe, Spotted Tom et Ugly Jimmy. Il n'est à aucun moment fait référence à ceux cités par Melville dans son roman : Timor Tom, New Zealand Tom, Morquan et Don Miguel. En outre, la "carrière de Mocha Dick"  y est située entre 1840 et 1859. Il y a donc deux MOCHA DICK pour les américains au XIXème siècle.

1. Un grand cachalot blanc  du Sud - Est du Pacifique, dont la "carrière" se situe entre la fin des années 1800 et celle des années 1820.

2. Un autre cachalot du même nom qui combat entre Atlantique et Pacifique Nord pendant les années 1840 et 1850.

Or, seul Melville a montré qu'il s'agissait d'un seul et même animal (toujours vivant à la parution de "Moby Dick", en octobre 1951). En juillet 1902 (près de 11 ans après la mort de l'écrivain), un cachalot blanc aussi grand qu'un rorqual commun, est tué par un marin wampanoag, Amos Smalley, au canon lance - harpon, au Sud des Açores... 

Encrier en ivoire de morse

De fait, la publication de son roman avait marqué l'Apothéose du Poète et le début de sa fin. Viendra ensuite l'oubli et l'entrée en dormition de son oeuvre.

Vignes d'ébène. 1852 : parution de "Pierre, ou les ambiguités" (qui subit une désaffection du lectorat encore plus importante que celle de "Moby Dick"). Une histoire de désespoir amoureux entre trois êtres déchirés, qui finissent par en mourir.  Voici les dernières lignes du roman : « Et des doigts d'Isabelle s'échappa une fiole vide — tel un sablier épuisé — qui se brisa sur le sol. Elle-même s'affaissa tout d'une masse, tombant sur le cœur de Pierre ; sa longue chevelure se répandit sur lui et lui fit une treille de ses vignes d'ébène. »Sur le plan stylistique, les émotions et actions sont exagérées et la langue est particulièrement dense et opaque, même pour Melville. Il fut suggéré, même dans sa famille, que Melville avait perdu la raison. Cette opinion était celle de nombreux critiques, même au moment du regain d'intérêt des années 20, et certains en conclurent que le livre était une erreur. Néanmoins, l'œuvre contient par moments l'écriture la plus concentrée et accomplie de Melville, et c'est sa plus directe évocation de la vie littéraire et du processus de création littéraire. Pour avoir une idée de ce que fut le travail littéraire de Melville entre 1850 et 1852, il faut imaginer Flaubert rédigeant à la suite Salaambô et Madame Bovary... 

Déchirure. 1853 : Capture du "Great Forbidden Fish" (Hayato Sakurai) : le Japon est contraint d'ouvrir ses ports aux baleiniers américains ;  apothéose financier du Golden Age de l'industrie baleinière américaine (gains de 11 millions de dollars) ; les exemplaires de "Moby Dick" disparaissent tous lors de l'incendie des entrepôts de l'éditeur américain, et aucun ne sera réimprimé du vivant de son auteur.

Messager de la nuit des temps. 1859 : Au large des côtes du Brésil, un très vieux cachalot cacochyme et valétudinaire, aussi grand qu'un rorqual bleu (il mesure plus de 33,5m), est délivré de ses souffrances par un baleinier suédois ; les revenus des baleiniers s'effondrent : c'est la fin du "Golden Age". 

Désespoir. 1863 (16 octobre). La poétesse Sarah Morewood meurt de tuberculose "still married to John Rowland Morewood, and still on close terms with her neighbor Herman Melville. During the early years of the American Civil War she was so active and generous in her support of local regiments that two military camps were named after her. At her death the Pittsfield Sun, where some of her poems were published in the 1850s and early 1860s, praised her as “a lady of superior literary accomplishments." Elle fut la Muse de l'écrivain, et plus encore. La journaliste Laura Schultz  note que "Throughout his trials and tribulations, Melville was both inspired and sustained by the magnetic effervescence of Sarah Morewood". Dans son ouvrage "Melville in love" publié l'an dernier, Michael Shelden va jusqu'à considérer " that Moby-Dick, which was largely written in the months following the novelist’s move to the Berkshires, was inspired in part by Melville’s passion for Sarah, an obsession that drove him to manic extremes in a manner similar to Ahab’s pursuit of the whale."

Sa longue chevelure se répandit sur lui et lui fit une treille de ses vignes d'ébène...

La belle fille des étoiles, météore de la guerre. 1864. La vallée de la Shenandoah (terme amérindien qui signifie "La belle fille des étoiles"), coeur écologique et poumon économique de la Virginie du Nord, est mise à feu et à sang par les troupes nordistes, jusqu'à sa complète destruction par les troupes du général Sheridan, lors de la bataille de Cedar Creek, le 19 octobre. Le même jour, le navire anglais "Sea King" racheté par les confédérés, devient le croiseur CSS Shenandoah et entame sa mission de destruction des navires nordistes.

Du 30 octobre 1864 au 28 juin 1865, il détruit 38 navires ennemis, la plupart d'entre eux étant des baleiniers. Lors de la semaine du 22 au 28 juin, il en fait partir en fumée 24, dont 11 en 7 heures le dernier jour (alors que la Guerre est officiellement terminée depuis 2 mois et 19 jours) au nord du détroit de Béring.

Il abaisse les couleurs devant la marine anglaise le 7 novembre 1865. En 1866, Melville évoquera le drame de la vallée dans un poème "The Portent" ("Le sinistre Présage"). Il mentionne aussi "le météore de la Guerre". Ce texte est inclus dans son recueil sur la Guerre civile : "Battle Pieces and aspects of the war". Ce titre lui a été inspiré par la poésie de Sarah. " As Stanton Garner was the first to suggest, Melville may have adapted a phrase from one of Sarah’s poems (“Eager for the battle’s fate/And the aspect of the war.”) for the title of his book of Civil War poems, Battle-Pieces and Aspects of the War(1866)".

  

 

Glaciation. Melville s'indure dans la solitude. Il est comme "le matelot, contemplant le paysage marin de l'Antarctique, où parfois, par quelque infernal tour de passe - passe des puissances du gel et de l'air, il voit, grelottant et à demi - naufragé, au lieu d'arcs - en - ciel consolateurs de sa misère et prometteurs d'espérance, ce qui semble un immense cimetière se riant de lui avec ses monuments de glace élancés et ses croix fracassées" (Moby Dick, ch. 42 "La blancheur de la baleine") ; comme le capitaine Albaran du roman de Francisco Coloane "Le sillage de la baleine" : "Je suis comme ces vieux cachalotsqui pourrissent seuls au milieu des glaces" ; comme Achab lui - même, inaccessible, étranger à ce monde. "Il y vivait, comme le dernier des grizzlies vécut dans le Missouri une fois civilisé. Le printemps et l'été fini, ce sauvage sylvestre s'enfermant dans le creux d'un arbre, y passait l'hiver à se lécher les pattes ; ainsi, pendant l'inclémence hurlante de sa vieillesse, l'âme d'Achab, claquemurée dans le tronc creux de son corps, s'y nourrissait de ses pattes tristes de sa mélancolie:" (Moby Dick, ch. 34 "La table de la cabine").

Son arrière arrière arrière petite fille, Elizabeth Doss, vient de lui rendre hommage à travers une pièce de théâtre: "Poor Herman".

http://www.berkshireeagle.com/stories/poor-herman-the-good-the-bad-and-the-in-between,520688

Réification. "MOBY DICK" refait surface aux Etats - Unis au début des années 1920. En 1923, D.H. Lawrence découvre "one of the strangest and most wonderful books in the world", and "the greatest book of the sea ever written".

Mais pour le grand public, ce n'est qu'un prétexte pour illustrer l'air du temps. Scarface ("le balafré") n'est plus Timor Tom ou Moby Dick (comme dans les années 1850), ou Mocha Dick (comme dans les années 1890), mais Al Capone. L'adaptation du roman au cinéma, plus que libre, permet avant tout la mise en valeur de la vedette masculine de l'époque, John Barrymore. Il s'agit d' un film d'amour, qui évoque un homme bon (Achab) trahi par son frère qui aime la même femme que lui, et qui finit par reconquérir sa belle après avoir tué un cachalot à peau sombre des plus banals dont on se demande ce qu'il est venu faire dans cette galère. Il existe deux versions : une muette "The Sea Beast" en 1926, et une parlante "Moby Dick" en 1930 (dont la version française est intitulée "Jim le Harponneur"...

 Ce n'est qu'en 1956 que John Huston réalisera un film plus fidèle au roman. Il invitera d'ailleurs Amos Smalley à la première de son film.

http://omnibus.chebucto.org/moby.html

Huston (facétieux?) tiendra le rôle de Noé dans un film sur la Bible qu'il réalisera 10 ans plus tard...

Un bon paysan. Entre temps, de l'autre côté de l'Atlantique, Giono reconstruisait la mémoire ("Jean Giono, dispensateur d'empathie", mis en ligne le 13 septembre dernier).

Stupeur et tremblements.  En 1962, Francisco Coloane, inspiré par sa propre expérience professionnelle tout autant que ses lectures (comme Melville avant lui) décrit, dans le cadre de son histoire qu'il situe dans l'Antarctique en 1920, un spectacle macabre saisissant. "... des centaines, peut - être des milliers d'immenses squelettes blancs jonchaient le lit de l'archipel... Les grands crânes évoquaient des chars romains fracassés après une course catastrophique. Bien que disloquées, les vertèbres donnaient encore une idée de la forme et de la longueur des animaux. Et les côtes éparpillées suggéraient des carcasses de bateaux naufragés. Le spectacle de ce fantomatique ossuaire était saisissant. Les eaux antarctiques sont transparentes et la moindre houle faisait bouger ces squelettes qui semblaient frémir d'un sursaut de vie ; d'une blancheur luisante, leurs reflets se mêlaient au bleu de l'onde et tout le troupeau, en une ondulation macabre, essayaient de remonter à la surface. Privés de chair depuis Dieu sait combien d'années, les ossements de ces monstres offraient une étrange image de pureté".

Réémergence. Depuis lors, notre regard sur les grands cétacés a profondément changé, et les os blancs vont peut être se couvrir de chair. Moby Dick est désormais le cachalot, mais peut être même l'animal le plus célèbre au Monde. Son retour est même annoncé (François Sarano. "Le retour de Moby Dick", eds.  Actes Sud, paru hier 27 septembre). Et le roman dont il est le Héros va bientôt révéler son formidable pouvoir curatif (sur ce blog, après - demain  samedi 30 septembre : "Une massue archangélique").

Quand les eaux profondes deviennent lisibles en surface, l'observateur peut s'en trouver désorienté. "... il vit au fond une tache vivante blanche, pas plus grande qu'une belette, s'élevant avec une célérité merveilleuse" ("Moby Dick" ch. 133 "La chasse. Premier jour").

* Herman Melville a perdu deux fils au cours de son existence. L'aîné, Malcolm, s'est officiellement suicidé le 12 septembre 1867, à l'âge de 18 ans. Stanwix, né le 22 octobre 1851, et qui, à partir de 1869, désirant parcourir les mers comme son père, voyagea en Chine puis en Amérique latine, mourut de tuberculose le 22 février 1886, à 34 ans.

http://www.nybooks.com/daily/2017/10/30/the-short-sad-story-of-stanwix-melville/

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