Ceci fait suite à "Le sel de la Vie" mis en ligne le 18 mars dernier.
MERS CREPUSCULAIRES. Dans "Horcynus orca", publié en italien en 1975 après 25 ans d'écriture, et dont l'intrigue se déroule du 4 au 8 octobre 1943, Stefano d'Arrigo met en scène "Orcaferon", le plus grand habitant des fonds marins. Celui- ci n'a été réveillé que 4 fois de son sommeil dans la zone de subduction océanique, aux confins de la croûte terrestre et du manteau. Il porte sur le côté gauche une blessure profonde et gangrenée qui dégage une vaste et intense odeur de mort et de putréfaction, depuis l'épisode de sa "troisième remontée", où il a été harponné avant d'entraîner ses agresseurs jusqu'à Malte, ou ceux - ci ont dû le libérer pour éviter le naufrage. Il devient alors un homologue au vieux mâle du chapitre 81 de "Moby-Dick", incarnation de la cétacéanité souffrante. Orcaferon décède, puis est démembré, le 7 octobre 1943, sur une côte italienne. Ses bourreaux n'en retirent qu'une impression de malaise. Les hommes s'interrogent sur l'immortalité d'Orcaferon.* Si ce n'est pas le cas, auraient-ils tué la mort? Les femmes, après avoir contribué pour une part décisive à la tuerie, sont prises de compassion pour leur victime. Comme Mowgli après avoir tué Shere Khan, leur coeur est lourd de choses qu'elles ne comprennent pas... Comme Melville, Stefano d'Arrigo a pris une plume de condor, et le Vésuve comme encrier...
Lié au plancher océanique, Orcaferon est à la fois Léviathan (qualifié d'Archidémon - Archange des Profondeurs - par Milton dans son "Paradis perdu"), Démogorgon père de tous les Dieux ("Crépuscule" : ch.38 de "Moby-Dick), dont Shelley, en 1820, fera le vainqueur de Jupiter, et Orcus, divinité latine de l'inframonde. L'archétype universel dans lequel il s'enchâsse s'étend à Indrik, monstre bienfaiteur originel de la mythologie slave, Behemoth septentrional évoqué dans Glubinnaia kniga ("Le Livre des Profondeurs") : "Profondeur, profusion", mis en ligne le 30 mars 2015.
* Comme l'indiquent les éléments illustrés par Térémine dans l'excellent commentaire qu'il laisse sur le présent texte, immortalité, antiquité et profondeur océanique interfusionnent. Le requin géant mythique de la nouvelle de Dino Buzzati "K" (1966), reçoit plusieurs dénominations en rapport avec le coelacanthe, vieux de dizaines de millions d'années. Et Achab, dans son dialogue shakespearien avec la tête du cachalot salue son propriétaire pour s'être déplacé dans "les fondations du monde" (Moby-Dick, ch. 70 : Le Sphinx)...
Lorsque le vieux Stefano rencontre enfin le K, le squale qui doit le dévorer, il découvre que le monstre l'a poursuivi sur toutes les mers du monde, non pour le dévorer, mais pour lui remettre la perle merveilleuse « qui donne à celui qui la possède fortune, puissance, amour et paix de l'âme ».
L'EUROPE DANS LE FORMOL. Dégageant une formidable odeur putride depuis la deuxième moitié des années 1910, l'Europe parachève son suicide dans les années 40. Et ne vit plus que dans la contemplation de sa propre mort à travers celle des autres. Paul Gadenne, en 1949, évoque la symbiose mentale entre un couple d'amoureux et une baleine blanche échouée "un blanc sans lumière...gelé, entièrement refermé sur lui-même... Ce blanc aurait pu être celui de certaines pierres..." Certains passages évoquent le descriptif d'une scène de ces faits divers dont nous sommes abreuvés jusqu'à l'overdose : "La baleine était étendue de tout son long, dans sa nudité pâle et azurée". Le tourbillon stylistique pose l'animal géant comme un monument sur le cataclysme européen. "Nous contemplions une planète morte".
Le corps embaumé d’une baleine de 58 tonnes, appelée Jonas, avait été exposé, le 26 septembre 1953, aux Invalides à Paris. Cette exhibition s’inscrivait dans le cadre d’une tournée européenne.
Il y eut en fait plusieurs expositions de baleines en Europe, à partir des années cinquante et jusque dans les années quatre-vingt. Le cas le plus célèbre est celui de Goliath, un cétacé de 68 tonnes pour 22 mètres de long, pêché en 1954 au large de Trondheim en Norvège. Après avoir été éviscéré et gorgé de 7 000 litres de formol, Goliath entama une carrière de baleine d’exposition. Acheté par un homme d’affaire suisse, il parcourut l’Allemagne, la Suisse, puis la France à bord d’un camion semi-remorque de 26 mètres de long. Le public parisien put l’admirer à Pigalle au début des années soixante.
L’aventure de Goliath se poursuivit dans les pays de l’Est : en Bulgarie, Hongrie, Tchécoslovaquie, Yougoslavie, Pologne. Au fil du temps, la baleine perdit de sa superbe, malgré le formol, et dut subir quelques réparations avant de reprendre la route. Elle retourna en Suisse, puis sa trace se perd dans les années quatre-vingt. La rumeur prétend qu’elle a été acquise par une troupe de cirque espagnole.
Mon frère et moi sommes allés voir "Goliath" (qui était alors présentée comme la "Baleine Europe") sur la Place Jean Epinat, à Vichy, en 1976 si mes souvenirs sont bons...
ZONE DE SUBLIMATION OCEANIQUE. PAUPIERES DE L'AURORE. Le lamento sur soi même n'est qu'une écume de confusion. La réalité des eaux profondes est fonctionnelle, dynamique, active. C'est dans la Méditerrannée que le seul cachalot blanc répertorié au XXIème siècle est observé à plusieurs reprises (en 2006, puis à l'été 2015, au NE de la Sardaigne et quelques jours après au large de Toulon). Tel le kodama sylvestre, apparemment isolé, relique de la profusion d'un passé récent, et pourtant expression de la vigueur vitale et promesse d'Avenir, à la fin du "Mononoke Hime" d'Hayao Miyazaki...
L'océanologue Aaron Thode (San Diego) estime que des centaines de ces animaux pourraient être présents aujourd'hui dans l'Océan mondial. Comme Mocha Dick, dans "The Symmes hole" de Ian Wedde : "Below the surface of your present".
METIS. GOUTTE D'EAU, GRAIN DE SABLE. Dans la mythologie grecque, Métis, fille d'Océanos et de Thétys, incarne la Sagesse et la Ruse, l'anticipation des évènements dans les différentes couches d'étoffe et d'épaisseur du Futur. L'Océanide est avalée par Zeus sous l'apparence d'une goutte d'eau, et vit à l'intérieur de son estomac. Une intelligence multiple, ondoyante, bigarrée... Marcel Détienne et Jean-Pierre Vernant. Les ruses de l'intelligence. La Métis des Grecs. Page 32 (chapitre « Le renard et le poulpe »).
ISIS REPARATRICE. Gadenne brosse un tableau postdiluvien, métaphorique de l'Europe pantelante de l'immédiat après - guerre. "Les eaux du Déluge se retirant, nous marchions sur cette vase étrange où la mort est grouillante, où se lévera le blé des pharaons." Or, ce blé vigoureux est le fruit "d'Osiris végétant", qui s'offre en engrais divin au peuple égyptien, après avoir été reconstitué par son épouse Isis à l'issue d'une longue pérégrination à la recherche de ses morceaux dispersés.
https://mythologica.fr/egypte/osiris.htm
Osiris, qui pouvait prendre l'apparence d'un hippopotame, avait été démembré par Seth ("Le sel de la Vie", mis en ligne le 18 mars 2018).
LES MILLE RUSES DE LA VIE. Quand HUBRIS RENCONTRE METIS. Moby Dick est une Métis qui fabrique un Maëlström réunificateur, avatar d'Isis réparatrice et reconstituante. Selon le géographe Emmanuel Lézy, Melville utilise les théories du mathématicien Leonhard Euler qui met en évidence des pôles "eulériens", distincts des pôles magnétiques. L'un des "points de surface" de ces pôles coïncide peut - être, à la fois, à la zone de fractionnement initial de la Pangée il y a plus de 200 millions d'années, et le cadre de la scène final du roman. Lieu de séparation originel, et de réunification terminal. Pour ce faire, le cachalot blanc construit un sillage spécial, selon un itinéraire panocéanique en spirale, véritable courant ophidien géant. Ce travail, barattage discret mais efficace, avec comme outils, les influences saisonnières des astres sur l'Océan, et plusieurs autres cachalots comme ouvriers auxiliaires, dure un an, pour aboutir au Maëlström reconstructeur. Le voyage du Pequod n'est donc que l'écume du roman, celui, parallèle, du cachalot, en constitue ses eaux profondes. Un point théorique mal situé géographiquement sert d’origine à la séparation des éléments de l’ancienne Pangée, qui dériveront à la surface du globe selon des orbites circulaires presque parallèles à l’axe unissant les pôles magnétiques. Le naufrage du Pequod indique-t‑il le lieu d’où le monde s’est divisé, une sorte de Babel géologique ? La révolution terrifiante de la Baleine blanche, la rapidité planétaire avec laquelle elle resserrait ses anneaux était telle qu’elle semblait vouloir fondre sur eux . La baleine, en prenant une dimension planétaire, s’étire de Nantucket à l’équateur et l’on peut dire que, comme Jonas, c’est bien dans sa gueule magnétique que disparait Achab. Emmanuel Lézy. La saison et la ligne. Ou : Moby-Dick, une leçon de géographie métisse.
http://revel.unice.fr/cycnos/?id=1645
Goutte d'eau dans l'Océan, petit poisson deviendra grand. Μῆτις