Dans mon livre paru l'an dernier, j'avais évoqué (chapitre XIII) le destin des Etats-Unis d'Amérique, indissolublement chevillé à la psychologie collective du peuple américain.
AVIS DE TEMPÊTE. L'Amérique va t-elle s'auto-détruire ?
Esther Cepeda (2017) considère que « Moby-Dick » représente la destinée des Etats-Unis. Après la fin de la Guerre Froide, les Etats-Unis, « Seule Hyperpuissance » à l'instar de Nantucket en 1819, ont basculé dans un Hubris hors de contrôle et ont multiplié leurs interventions militaires, qui ont fait long feu. Nous en sommes aujourd'hui à une phase de fatigue civilisationnelle et de désarroi idéologique. En toute logique, le mécanisme ontologique de dépassement des crises, la « régénération par la violence » (Slotkin 1973), devrait conduire à une nouvelle guerre civile, les guerres étrangères n'ayant pas produit l'effet escompté. Avec, cette fois-ci, de lourdes incertitudes sur l'effet de l'augmentation des doses administrées à un organisme au système immunitaire affaibli. Le remède peut s'avérer pire que le mal, et avoir des conséquences létales pour la société.
UN BATEAU IVRE. Navire sans pilote livré à des gourous, les Etats-Unis oscillent entre un « Jeroboam » sous la férule d'un Gabriel passablement secoué, et un « Pequod » sous la coupe plus subtile de Fedallah. Blaise (2005) montre par ailleurs, de façon magistrale, que, dans « Moby-Dick », le seul véritable monstre est le « Pequod », navire diabolique, symbole des Etats-Unis. Fedallah n'est pas tant cette figure méphistophélique qu'un homme, simplement, qui a son parcours propre (Vafa 2014). Il en va de même d'Achab, transformé en fou furieux destructeur non par son adversaire cétacéen, mais par le navire qu'il croit diriger. Son but devient la destruction de l'Univers. Il est finalement « neutralisé », avec son navire, par la figure la plus densément dynamique de la Pulsion de Vie . Le « Pequod » est donc un baleinier-Léviathan (dans le sens que donne Hobbes à ce mot en 1651) qui devient un Behemoth (Hobbes 1681), institution aveugle et destructrice, à l'image des monstres marins des représentations médiévales, dont les ébats provoquaient l'engloutissement des villes côtières...
Ce à quoi on peut ajouter aujourd'hui : AFGHANISTAN, CIMETIERE DES EMPIRES. Le « destin prototypique de William Brydon* » qui anticipe celui d'Ishmael quelques mois plus tard (Sennepin 2020 page 115) résonne plus que jamais après la prise de Kaboul par les talibans le 16 août 2021, qui révèle et anticipe d'autres naufrages de plus vaste échelle (Hopkirk 2011, Sennepin 2020)...
Cepeda (Esther J.). 2017. « Moby Dick » represents US destiny. The Washington Post, 4 novembre 2017. http://journalstar.com/opinion/columnists/esther-j-cepeda-moby-dick-represents-us-destiny/article_ea183e42-a576-5a44-b9e9-82eff5554a05.html
Slotkin (Richard). 1973. Regeneration through violence : the mythology of American Frontier 1600-1860. Wesleyan University Press. Blaise (Marie). 2005. Terres gastes. Fictions d'autorité et mélancolie. Presses Universitaires de la Méditerranée, chapitre 7 : Moby Dick, 185-213. https://books.openedition.org/pulm/1537?lang=fr Vafa (Amirhossein). 2014. Call me Fedallah : reading a proleptic narrative in Moby-Dick. Leviathan 16 (3), octobre 2014, 39 – 56.
Hobbes (Thomas). 1651. Leviathan, or The Matter, Forme, & Power of a Common-wealth Ecclesiasticall and civill. London.
Hobbes (Thomas). 1681. Behemoth. The history of the causes of the civil wars of England, and the counsels and artifices by which they were carried on from the year 1640 to the year 1660. Or, The Long Parliament. William Crooke. Publié à titre posthume, il fut rédigé en 1668, en même temps que la deuxième version de Léviathan.
Sennepin (Alain). 2020. L'incroyable victoire des cachalots dans leur guerre contre les baleiniers au XIXème siècle. Editions de l'Onde.
Hopkirk (P). 2011. Le grand jeu. Officiers et espions en Asie centrale. Traduction de Gerald de Hemptninne. Editions Nevicata. Edition originale. 1990. The Great Game. On secret service in High Asia. John Murray, London.
* Chapitre IXb.
Les jeux de piste facétieux de Melville et le destin prototypique de William Brydon.
L'auteur de « Moby-Dick » provoque volontairement un hiatus qui peut désarçonner ceux qui chercheraient à inscrire son récit dans une temporalité linéaire telle que nous la concevons.
On pourrait évidemment penser, de prime abord, que l'odyssée du « Pequod » se déroule au cours de l'année 1841 (c'est ce que fait, notamment, Jaworski -2018-). Ishmaël indique que son départ se situe entre une « élection grandement contestée à la présidence des Etats - Unis » et une « bataille sanglante en Afghanistan » (ch.1) « mon départ... est apparu comme un bref interlude en solo entre des spectacles plus considérables ».
La campagne présidentielle se déroule du 30 octobre au 2 décembre 1840, et porte au pouvoir le candidat des whigs William Henry Harrison. Ishmaël, comme Melville, serait donc parti juste après la fin de la campagne...
Ceci étant, la seule « bataille sanglante » relevée par la presse anglaise et américaine lors de la première guerre anglo-afghane (1839-1842) fut la terrible « bataille de Gandamak » (6 au 13 janvier 1842) ou environ 16 500 personnes dont 4500 soldats - soit la quasi totalité du corps expéditionnaire anglais - trouvèrent la mort dans la passe de Kyber, entraînant le retrait des anglais du pays. Le seul survivant du massacre fut le docteur William Brydon, qui parvint miraculeusement à s'échapper (Hopkirk 2011).
Ceci aurait-il un lien avec le destin d'Ishmaël qui aurait alors embarqué à bord du « Pequod » quelques jours auparavant (début janvier 1842) ? Un choix typographique particulier -caractères de plus grande taille que l'on retrouve dans toutes les éditions consultées- associe d'ailleurs fortement les deux évènements...
Un véritable hiatus, incompréhensible pour ceux qui veulent à toute force inscrire dans une temporalité un récit qui s'y refuse, apparaît donc clairement ici : le départ d'Ishmaël (« bref interlude en solo ») serait borné par les dates de « spectacles plus considérables » : entre le 2 décembre 1840, et le 6 janvier 1842 (et non pas entre décembre 1840 et début Janvier 1841, comme il eût été « logique »)...
« Il y a quelques années de cela, peu importe le nombre exact... ». Cette formule suit immédiatement le célèbrissime « Appelez-moi Ishmaël », qui marque le début du roman (ch.1). Melville ne citera qu'une date dans son ouvrage, dans son style si volontiers facétieux. Ishmaël, rentré sain et sauf depuis des années de son extraordinaire aventure, se veut un narrateur consciencieux et précis : « à cette sainte minute (13 heures, 15 minutes et 15 secondes) en ce 16 décembre de l'an de grâce 1851 » (ch.85). Même si notre hypothèse est purement conjecturale, nous considérons que celle-ci correspond au dixième anniversaire de son départ de Manhattan (effectué selon nous juste un an après le départ de Melville du même endroit et pour les mêmes motifs,exactement deux semaines après la fin des élections présidentielles américaines de cette année-là). Jaworski semble opter, en l'occurence, pour cette même hypothèse des 10 ans. Considérant, pour sa part, que les départs de Melville et Ishmaël coïncident temporellement, il prend des libertés avec le texte original, en remplaçant « 1851 » par « 1850 » (Jaworski 2018, page 548).
Pour ce traducteur, Ishmaêl quitte Manhattan 2 semaines après l'élection de William Harrison à la Présidence des Etats-Unis (2 décembre 1840).
Pour nous, il le fait 3 semaines avant le début de la bataille de Gandamak (6 janvier 1842), et l'épopée de William Brydon préfigure le destin du jeune marin.
Si notre hypothèse correspond à la réalité, l'épisode du typhon (ch.119) correspond à l'automne 1842, et les trois jours de chasse qui concluent le roman (chs. 133 à 135) interviennent vers la fin de la même année.
Il s'agit des deux derniers jours de novembre et du 1er décembre, si Bulkington est bien un prototype littéraire de Billy Budd, ou, si la parabole est celle, « inversée », du chevalier et du dragon (Sergent 2018), le dénouement du récit est alors solsticial...
Melville (Herman). 1851. Moby-Dick, or : the whale. Richard Bentley, London (18 Octobre). Harper and Brothers, New-York (14 novembre).
Jaworski (Philippe). 2018. Moby-Dick, ou : le cachalot. Quarto Gallimard.